Page:Mallarmé - Œuvres complètes, 1951.djvu/628

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

LE MORT VIVANT

UN nuage de tristesse comme il en passe sur les visages humains, ce midi s’attardait au ciel ordinairement heureux d’une contrée de l’Inde, sur les bords de la Yamouna. Le deuil régnait; douloureux plus qu’à l’époque, fatale deux fois, où le roi blessé à la chasse mortellement par un tigre, la reine mourut en donnant le jour à une fille : celle-ci, enfance délaissée, joyau d’innocence, de solitude et de charme, quittait le royaume natal, devant la haine de calomniatrices, ses belles-sœurs. « Effrontée (toutes à la fois criant) sortez d’ici au plus vite. Heureusement que la gueule des fauves ne vous épargnera pas; et nous ne reverrons votre figure déplaisante. » L’accusation contre l’enfant portée, on la pourrait omettre; tant elle manquait de vraisemblance : avoir, en l’absence de ses frères, ou les maris des perfides, violé les lois de la pudeur avec un homme de caste inférieure, il ne restait qu’à mourir. « A moins (plusieurs ajoutèrent) que Tchandra-Rajah ne veuille vous prendre sous sa protection et vous épouser : alors nous ne demanderons pas mieux que de crier haut votre virginité. » Raillerie cruelle, Tchandra-Rajah, roi du pays voisin, ayant, voici quelques mois, cessé de vivre. « Oui, oui ! reprit le chœur des furies : vous nous inviterez à vos noces et y choisirez un siège d’honneur poulie donner à cette sotte (désignant la plus jeune d’entre elles qui se tenait à l’écart, sans rien dire) : n’affecte-t-elle pas, voulant nous vexer, de toujours prendre votre parti. » La princesse remercia d’un dernier regard la sympathie de celle qui lui glissait furtivement quelques poignées de riz, la vie d’un jour, pas davantage. On l’entraîne, elle a disparu. Dans la jungle, à demi évanouie. Les serviteurs s’en retournent à grands pas pour rendre compte de leur mission. Elle se risque à jeter les yeux alentour. Le désert tel qu’on le lui conta, enfant, ou que dans ses juvéniles isolements, elle se l’imagina : non le sable infini, mais la ténébreuse horreur d’une forêt. Troncs, lianes, fleurs et hautes herbes se confondent en une