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SANS FAMILLE

le livre qu’on lui mettait aux mains, il ouvrait même assez volontiers ses mains pour le recevoir, mais son esprit il ne l’ouvrait pas, et c’était mécaniquement, comme une machine, qu’il répétait tant bien que mal, et plutôt mal que bien, les mots qu’on lui faisait entrer de force dans la tête.

De là un vif chagrin chez sa mère, qui désespérait de lui.

De là aussi une vive satisfaction lorsqu’elle lui entendit répéter une fable apprise avec moi en une demi-heure, qu’elle-même n’avait pas pu, en plusieurs jours, lui mettre dans la mémoire.

Quand je pense maintenant aux jours passés sur ce bateau, auprès de madame Milligan et d’Arthur, je trouve que ce sont les meilleurs de mon enfance.

Arthur s’était pris pour moi d’une ardente amitié, et de mon côté je me laissais aller sans réfléchir et sous l’influence de la sympathie à le regarder comme un frère : pas une querelle entre nous ; chez lui pas la moindre marque de la supériorité que lui donnait sa position, et chez moi pas le plus léger embarras ; je n’avais même pas conscience que je pouvais être embarrassé.

Cela tenait sans doute à mon âge et à mon ignorance des choses de la vie ; mais assurément cela tenait beaucoup encore à la délicatesse et à la bonté de madame Milligan, qui bien souvent me parlait comme si j’avais été son enfant.

Et puis ce voyage en bateau était pour moi un émerveillement ; pas une heure d’ennui ou de fatigue ; du matin au soir, toutes nos heures remplies.