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C
LA FRANCE ILLUSTRÉE

seigneurs qu’il demande le pain de chaque jour ; mais le roi, mais les grands ont bien autre chose en tête que le pauvre Rutebeuf, et, s’il vit de leur générosité, il est exposé à mourir de leur oubli ! Le pis est qu’il ne mourra pas seul ; le pauvre poète a eu le tort de croire encore qu’il était homme, et a fait l’imprudence d’avoir une femme, des enfants... Au milieu de sa détresse, sa verve ne l’abandonne pas : il trouve des traits sanglants contre les prélats, les papelards et les béguins. Il sait que le roi les protège ; n’importe, il aime mieux perdre la protection du roi qu’une malice. »

Charles d’Orléans est, avec Thibaut de Champagne, le plus parfait et le plus gracieux de nos trouvères. Il possède à un haut degré le sentiment du rythme et de l’harmonie poétique. Pour la première fois, la poésie française atteint la beauté de la forme et produit une œuvre d’art ; mais, s’il y a dans cette poésie beaucoup de grâce, il y a peu d’inspiration et point de pensée. Toutes les misères de la France et ses propres malheurs n’ont pas arraché un cri à Charles d’Orléans. Pour lui, la poésie est un jeu d’esprit, charmant souvent ; mais l’émotion n’est jamais qu’à la surface.

« Villon, écolier de l’Université de Paris, vrai basochien, espiègle, tapageur, libertin et, qui pis est, larron ; passant sa vie entre le cabaret, la prison, la faim et la potence ; toujours pauvre, toujours gai, toujours railleur et spirituel ; mêlant aux saillies de sa joyeuse humeur des traits nombreux d’une sensibilité rêveuse et quelquefois éloquente » (Demogeot), est le premier en date des poètes modernes. Ceux qui l’ont précédé sont des trouvères, même Charles d’Orléans. Il chante sa vie, ses misères, ses émotions ; il décrit le monde où il vit. Là, rien de convenu ni d’allégorique. Mélancolique et gai à la fois, il est toujours lui-même, et plus d’une de ses pièces de vers, telles que celles du Grand Testament et des Neiges d’antan, sont restées dans les mémoires. Condamné à être pendu, pour vol (« nécessité, dit son premier biographe, fait gens méprendre et faim saillir le loup du bois), » il obtint sa grâce du roi Louis XI et se retira en Poitou, à Saint Maixent, où il mourut.

Après lui, Jodelle, Hardy fondèrent en France le théâtre sur l’imitation de l’antiquité ; et leurs tragédies marquent un progrès très sensible sur les mystères des confrères de la Passion, qu’un arrêt de 1548 avait dépossédés de l’hôtel de Bourgogne pour le céder à une compagnie de comédiens sous la direction de Hardy. Ce sont les ancêtres de la tragédie et de la comédie en France. Mais ces deux genres n’atteignirent leur perfection qu’avec Corneille, Racine et Molière. Ces deux derniers appartiennent à l’Île-de-France. Il y aurait trop à dire sur ces deux noms pour que nous nous y arrêtions. Qui n’a pas lu ces scènes immortelles qui font passer sous nos yeux l’humanité tout entière, tantôt avec son héroïsme, ses côtés élevés et tendres, ses passions violentes, comme dans Racine ; tantôt, dans la comédie de Molière, avec tous ses travers et ses ridicules ? On les sait par cœur, et l’admiration de chacun suppléera facilement à notre silence.

Autour de chacun de ces deux noms se rangent une cohorte d’imitateurs plus ou moins heureux. Derrière Molière, nous trouvons Regnard, Montfleury, Baron, Dufresny, Gresset, Sedaine, Marivaux, Favart, et bien d’autres encore, qui tous, volontairement ou non, ont subi l’influence du grand comique et marchent de plus ou moins loin sur ses traces. Les successeurs de Racine ne sont pas moins nombreux. Ce sont tous les tragiques qui ont écrit après lui. Quelques-uns seulement appartiennent à l’Île-de-France. Ce sont Lafosse, Lemierre, La Harpe, tous bien inférieurs à leur modèle. Quinault même, sans être un imitateur de Racine, lui ressemble aussi par quelques côtés. Ducis, plus vraiment poète peut-être qu’aucun de ces tragiques de second ordre, a transporté sur la scène française, en les affaiblissant, quelques-uns des chefs-d’œuvre de Shakspeare. Le xixe siècle a aussi ses poètes dramatiques : Népomucène Lemercier, qui a introduit dans l’art quelques éléments nouveaux ; et de nos jours, les deux Dumas, père et fils, qui ont illustré la scène moderne, l’un par ses drames pleins de vie, de mouvement et de passion, et l’autre par ses comédies de mœurs et de caractères, où l’esprit et l’observation font rarement défaut.

Boileau aussi, le grand critique du xviie siècle, a eu de nombreux imitateurs, dont il serait trop long de citer les noms. L’école moderne a eu son satirique, le poète Barbier, dont les ïambes respirent souvent une violence pleine d’énergie, notamment dans la Cuvée, qui a eu un si grand retentissement.

À l’Île-de-France appartient, par son esprit comme par sa naissance, Béranger, le poète populaire qui, laissant en arrière les Collé, les Panard et les Désaugiers, éleva la chanson à la hauteur de l’ode. Sa muse « véritablement démocratique, dit