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LA FRANCE ILLUSTRÉE

dérange ; il sait où chaque soir l’attend son repas et son gîte. Mais l’autre, que de peines il lui a fallu endurer, que de dangers il lui a fallu traverser pour aller d’abord, emportant son argent avec lui, chercher la marchandise qu’il compte revendre ! S’il fait commerce dans une ville, ce sont vingt droits arbitraires à acquitter, la protection du maître et de ses serviteurs à acheter, le choix de ses denrées à offrir à des acheteurs qui ne payeront pas s’ils sont de mauvaise foi et peu scrupuleux ; il faut feindre la misère, dissimuler le gain le plus légitime, de peur d’éveiller la cupidité et l’envie ; tout est péril et obstacle, le succès même est un danger. C’est une lutte continuelle de finesse, de ruse, d’hypocrisie obligée, de mensonge nécessaire contre la brutalité et la tyrannie ; encore ne parlons-nous ici que d’un régime normal ; quelles autres tribulations quand venait la guerre ! Pas de ville prise qui ne fût pillée ; pas de rançon que le marchand ne fût à peu près seul à payer. Toutefois, ce commerce des bourgs et des villes était plein de sécurité relativement au commerce extérieur, aux expéditions foraines. Le poète a dit que le premier navigateur dut avoir le cœur bardé d’un triple airain ; l’historien peut emprunter cette image et l’appliquer à l’intrépidité du marchand, qui, s’aventurant hors du domaine de son seigneur, osait transporter toiles, draps ou bijoux d’une province dans une autre. Dans ces occasions, le courage n’était point aveugle ; on avait conscience des dangers qu’on allait affronter ; on s’entourait de toutes les précautions que suggéraient les mœurs du temps. On se groupait en caravane, on se mettait sous la protection de quelque saint vénéré dont on devait célébrer la fête ou visiter les reliques. On ne partait pas sans s’être muni d’une autorisation de son seigneur, ni sans s’être assuré pour la route et pour le but du voyage des bons offices de quelque personnage puissant. C’était se prémunir contre quelques-unes des mauvaises chances de l’entreprise ; mais à combien d’autres ne restait-on pas exposé ! Les chemins effondrés, les rivières débordées, les ponts rompus étaient les incidents les plus ordinaires ; souvent le baron dont on traversait les terres et avec lequel on croyait avoir réglé les conditions du passage soulevait une difficulté inattendue et soumettait les pèlerins à de nouvelles épreuves ; d’autres fois, ils étaient ouvertement traités en ennemis sans qu’on daignât même alléguer un prétexte, ou détroussés, la nuit, au coin d’un bois, par des hommes d’armes dont ils n’osaient pas dénoncer la bannière ; souvent encore ils tombaient au milieu de bandes de partisans, compagnies franches, lansquenets sans emploi, soldatesque indisciplinée, sans foi ni loi, pour laquelle toute rencontre semblable était occasion de meurtre et de pillage. Quand par miracle on avait échappé à tant de périls et heureusement conclu ses affaires, il fallait, au retour, triompher des mêmes obstacles pour rapporter au logis le bénéfice réalisé.

Faut-il s’étonner de voir cette carrière délaissée par ceux qui pouvaient en choisir une autre et envahie par les juifs ? Cette race persécutée était la seule qui pût accepter la richesse à d’aussi dures conditions. La cupidité d’ailleurs n’est pas le seul mobile du juif au moyen âge ; il y a en lui la haine si justifiée du chrétien et un immense désir de vengeance. C’est bien le Schylok de Shakspeare ; il y a au bout de toutes ses souffrances l’espoir du morceau de chair à couper. Il y avait encore chez ce peuple errant un caractère d’universalité qui préparait providentiellement les développements ultérieurs du grand commerce. C’est aux juifs qu’on doit, en matière commerciale, le crédit et la circulation. C’est plus que la vapeur en industrie. On sait que, pour soustraire leurs richesses aux violences de leurs persécuteurs, ils les représentèrent par des traites ou lettres de change dont chaque correspondant endossait la responsabilité, et qui, après avoir eu cours parmi leurs coreligionnaires seulement, finirent par être acceptées par les négociants de tous les pays.

L’émigration de la noblesse pour les croisades eut pour le commerce les mêmes résultats que pour l’industrie ; les corporations de marchands se formèrent ; il y eut aussi de puissantes associations pour les expéditions maritimes ; certains noms surgissent. Le commerce a aussi ses illustrations, ses connétables : Ango à Dieppe, Jacques Cœur à Bourges ; il a aussi ses traités, et, pour la première fois, le sceau royal est apposé comme garantie des intérêts commerciaux du pays. C’est une des gloires de Louis XI d’avoir négocié et conclu ce qu’on appelait les trêves marchandes, la première à Picquigny avec Édouard IV, roi d’Angleterre, le 29 août 1475, et l’autre à Soleure avec les Suisses. Plus tard Louis XII signe au château de Marcoussis un traité de commerce avec l’Espagne. Au xvie siècle, une grande ère commerciale semblait devoir s’ou-