Page:Maman J. Girardin.pdf/140

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aux abonnés de la ville, et jamais personne n’a pu dire que l’Observateur était arrivé une seule fois en retard. Je ne puis pas être soldat, naturellement ; alors il semble à tout le monde que je ne peux pas être autre chose non plus. Partout où je m’adresse, on me répond : « Et ta jambe ? » Eh bien quoi, ma jambe ? ce n’est pas ma faute si elle est trop courte, n’est-ce pas, madame ?

— Assurément, mon pauvre garçon.

— J’ai tâté de tous les métiers, et j’ai fait, et je fais encore tout ce que je peux pour gagner mon pain ; eh bien ! madame, je n’y arrive pas, et à mon âge, je suis encore à charge à ma famille, et ma famille n’est pas heureuse. Mon père est ouvrier imprimeur, mais il ne gagne que des demi-journées, et encore pas toujours, parce que cela ne va pas fort là-bas ! » et d’un geste de la main, il désigna vaguement l’endroit où les maisons moisissaient dans l’impasse, à l’ombre du marronnier. Il continua :

« Ma mère est couturière, mais elle commence à se faire vieille ; sa main tremble ; elle n’y voit plus bien clair. J’ai deux petits frères qui vont à l’école et qui ne peuvent encore rien gagner. Voilà où nous en sommes. Pendant près d’un an, j’ai aidé le cocher de M. Brimard à soigner les chevaux. Le cocher me disait ; « Michet, ça va bien ; Michel, tu m’étonnes ; car tu es boiteux et tu te tires d’affaire mieux que bien d’autres. J’ai cru pour cette fois que mon affaire était faite ; je sais leur parler aux chevaux, et les chevaux me connaissent et m’obéissent. Malheureusement M. Brimard s’est ennuyé à la Silleraye et il est parti pour Tours ; alors je suis retombé sur le pavé. Ce que je voudrais, c’est d’être garçon d’écurie dans-un hôtel. À la Silleraye, c’est impossible, parce qu’il n’y a que deux hôtels, et les garçons d’écurie sont trop jeunes pour que je compte les voir partir. Pour cela il faudrait un accident, et je n’ai pas le cœur assez mauvais pour désirer trouver mon bien dans le mal d’autrui. Si M. Pichon, qui connaît tant de villes, pouvait me trouver quelque part une place de garçon d’écurie, je suis sûr que je ferais bien l’affaire ; j’aurais mon logement, ma nourriture, et je pourrais envoyer quelque chose à ceux d’ici, qui en ont grand besoin.

— Je parlerai à M. Pichon, dit Mme Gilbert ; mais pourquoi ne lui avez-vous pas parlé vous-même, sans attendre si longtemps ?

— Parler à M. Pichon ! madame, s’écria le pauvre Michet avec une expression de stupeur profonde ; mais ne parle pas qui veut à