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assis sur une grosse pierre, au bord de l’Indre, un individu en chapeau de paille qui regarde couler l’eau. Depuis tantôt vingt ans, à la même heure, je le retrouve à la même place. Eh bien ! je ne connais pas sa figure. Depuis vingt ans il ne s’est pas retourné une seule fois au bruit de la diligence ; et pourtant, ajouta-t-il avec orgueil, on peut dire que c’est une diligence bien conformée, et qui fait autant de bruit qu’une autre !

— Je suis curieux de voir ce bonhomme en chapeau de paille, dit le capitaine, qui s’amusait beaucoup des réflexions du conducteur.

— Vous le verrez, soyez tranquille, à moins pourtant qu’il ne soit mort depuis avant-hier. Dans ce cas, je ne suis pas responsable, il y a force majeure.

— Bien entendu.

— À quatre maisons de la ruelle, il y a un perruquier, poursuivit le conducteur. Ce qu’il fait en hiver on les jours de pluie, je n’en sais rien ; mais toutes les fois que je passe (sauf le samedi où je le vois qui rase des individus), il est assis à sa porte, sur une chaise de paille, dont le dossier est renversé contre le mur. Il lit je ne sais quoi, ou du moins il fait semblant de lire, car c’est toujours le même livre. Quand je passe, il ne bouge pas plus qu’un chenet de cuisine. Quelquefois je m’amuse à laisser traîner la mèche de mon fouet sur son livre. Il ne se fâche pas (personne ne se fâche à la Silleraye), il lève la tête, sourit, et se remet à lire. Qu’est-ce que vous dites de cela ?

— Je dis que c’est fort singulier.

— Singulier est le mot, reprit Pichon avec un signe d’approbation. Et ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’ils sont tous comme cela. Maintenant, voudrez-vous encore faire attention à une chose que je vais vous dire ?

— Je vous promets de faire attention à tout ce que vous me direz ; vous ne sauriez croire combien vos observations m’intéressent.

—Vous ne verrez pas un seul chien chercher sa vie au coin des bornes, ou courir après la voiture, ou même se risquer dans la rue ; vous ne verrez pas un seul chat se promener sur les toits ou passer d’une maison à une autre. Tous les chiens de la Silleraye dorment dans leurs niches, et tous les chats sont pelotonnés dans