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Page:Maman J. Girardin.pdf/297

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jeunes gens dans du coton ; on leur a appris dès le berceau à se considérer comme des objets rares et précieux ; on a essayé par toutes les gâteries imaginables de les retenir au foyer paternel. Il est arrivé ce qui devait arriver, l’ennui les a pris, et ils ont émigré un à un, cherchant un pays quelconque où l’on s’ennuyât moins qu’à la Silleraye. Ces beaux fils, habitués à ne penser qu’à eux-mêmes, ont mis cette année leurs précieuses personnes en sûreté au lieu de prendre un fusil. J’en connais qui sont dans le Midi à l’heure qu’il est, d’autres en Belgique, d’autres en Angleterre. Que pensez-vous d’eux ? »

Mme Gilbert, embarrassée, craignit de porter un jugement trop sévère et garda le silence.

« Et vous, Lucien, que pensez-vous d’eux ? reprit le magistrat, en se tournant vers Lucien.

— Ce sont des lâches ! répondit Lucien avec une généreuse indignation.

— Votre élève a répondu, dit le magistrat en regardant Gilbert. Maintenant, madame, je vous adresserai une autre question, si vous voulez bien me le permettre. À supposer que Georges eût été d’âge à prendre les armes, que lui auriez-vous dit ? »

Comme Mme Gilbert hésitait encore à condamner par sa réponse certaines mères qu’elle connaissait et qu’elle aurait voulu pouvoir excuser, Lucien s’écria avec feu :

« Maman lui aurait dit de partir, ou plutôt elle n’aurait pas eu besoin de le lui dire.

— Voilà l’esprit de la nouvelle génération, reprit le vieux magistrat en serrant la main de Lucien. La nouvelle génération, élevée à la dure, au lycée, reviendra avec plaisir goûter les douceurs de la vie de famille. On verra plus de jeunes ménages et moins de chanoinesses, et plus de volontaires aussi, en cas de guerre. »

Quatre ans se sont passés depuis que le vieux magistrat a prononcé ces paroles, et la jeune génération commence à réaliser en partie ses prédictions.

Georges vient de sortir de l’École Polytechnique, et suivra à la rentrée les cours de l’École des Ponts-et-Chaussées ; Maurice de Minias fait son droit, et le marmot sacré est devenu un énorme Saint-Cyrien ; il est au comble de ses vœux, parce qu’il est classé dans la cavalerie. Les autres « enfants » de Mme Gilbert marchent