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Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/17

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deux heures de repos. Repos ?… Ces discussions insupportables où l’on triture furieusement entre ses dents les insultes et les aliments, où l’on roule des yeux féroces, pour crier : « Passe-moi la salière ! » avec des intonations menaçantes…

Aujourd’hui qu’il prévoyait la discorde, Aimé Bertin commença par employer des ruses d’apache afin de prolonger le plus longtemps possible ce silence de mauvais augure où se renfermaient les siens. Il pensait : « Si ça pouvait n’éclater qu’après mon départ, Seigneur ! »

Il déplia sa serviette avec des précautions extrêmes, évita de heurter son verre contre son assiette. Il lançait des regards furtifs et suppliants dans la direction de son père et de ses enfants, en ayant l’air de leur dire : « Vous voyez : je suis bien sage, moi. Je mérite qu’on me laisse tranquille ! »

Hélas ! Peines perdues… Dès que le poulet fut sur la table, grand-père Michel — dépiautant les membres de la volaille avec des tremblements fébriles — ouvrit le feu en demandant agressivement à son fils :

— Sais-tu qui nous avons à dîner, ce soir ?

Aimé Bertin pâlit d’inquiétude ; la contrariété qu’il éprouva lui donna des crampes d’estomac. Il répondit, d’une voix conciliante :

— Qui nous avons à dîner ?… Ah ! oui, au fait… René m’a prévenu : il a invité un ami…

— Et les amis de son ami ; continua le grand-père d’un ton sec.

— Qu’est-ce que ça fait ? objecta bénévolement le modiste. René les trouve très sympathiques.

— Tu vois, grand-père ! appuya Jacqueline, triomphante.

Aimé Bertin comprit que ses enfants étaient d’accord contre l’aïeul. Il ne s’en étonna guère : Jacqueline et René s’adoraient, ils se soutenaient toujours d’un élan réciproque.

Michel Bertin reprit d’un air sévère :

— De mon temps, un jeune homme n’invitait point les gens sous le toit familial sans avoir consulté ses parents au préalable… Si René s’était montré plus déférent envers moi, il ne nous aurait pas imposé ce soir la compagnie de ces… Allemands !

— Oh ! C’est pour ça, fit Aimé Bertin avec un geste excédé.

Michel considéra son fils d’un œil grave. Il déclara :

— Mon ami, tu es un travailleur probe et courageux ; tu continues vaillamment d’accroître la fortune que j’ai commencée… Je te rends justice. Néanmoins, tu possèdes le grand défaut des hommes de ta sorte : ayant passé ta vie à faire vivre les tiens, tu n’as pas pu vivre pour ton propre compte. Ton esprit est enfermé dans une tour de cristal : il croit voir à travers ; et, cependant, nulle impression extérieure n’arrive à percer la prison transparente. Ton univers, c’est la rue de la Paix ; ta patrie, c’est ton magasin. La morale apparaît à tes yeux sous les traits des mille poupées qui défilent dans tes salons, exhibant ou dissimulant, suivant la saison, telle ou telle portion de leur individu. La politique a, pour toi, l’unique importance d’un changement de mode : lorsque tu as ouï dire qu’on se cognait dans les Balkans, tu as cousu des galons bulgares à tes petits chapeaux ; quand les Turcs ont repris Andrinople, tu as lancé le genre des voilettes orientales ; à présent, tu essayes de remettre le boléro au goût du jour, parce qu’on nous annonce la visite d’Alphonse XIII ; demain, en prévision