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Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/33

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décisif où elle le sentait trépidant d’impatience, d’espoir et d’appréhension. Elle, qui d’habitude, vibrait à l’unisson des sentiments fraternels… Cette défection inattendue affligeait exagérément le jeune homme : c’est une déception cruelle de constater que — si sûre que soit une affection — on n’est jamais aimé comme on pensait l’être. Il eut soudain la perception exacte des choses : Jacqueline obéissait au désir de suivre Schwartzmann : cette course à Buc, c’était un tête-à-tête d’une heure en auto… Voilà ce qui la tentait.

René se dit : « Décidément, il l’a conquise ! »

Une seconde, il fut mordu par cette âpre jalousie de mâle que connaissent les grands frères ou les pères très jeunes dès qu’un homme courtise l’enfant qu’ils ont élevée. Ensuite, dominant son malaise, René murmura avec résignation :

— En effet, rien ne te force à rester… Eh bien ! c’est entendu : j’irai vous retrouver, si j’en ai le temps.

À son tour, Jacqueline comprit. Elle s’excusa silencieusement, d’un regard expressif. Ce regard signifiait : « Oui, je sais. Je te fais de la peine et je mérite tes reproches… J’aurais dû être auprès de toi tout à l’heure, pour applaudir à la réussite ou te consoler de ta déconvenue. J’ai tort de partir, mais ce n’est pas ma faute : quelque chose de plus fort m’entraîne… Entre Luce ou moi, n’est-ce pas moi que tu laisserais ? »

Et resté seul avec Luce, René sembla répondre à la pensée de sa sœur quand, prenant la tête de son amie entre ses mains souples de statuaire, il dit d’un air pensif :

— La vraie, l’unique famille, c’est l’alliance d’un homme et d’une femme qui se sont choisis librement, comme nous, en n’obéissant qu’à la loi sentimentale ; et qui s’aiment par-dessus tout, plus que leurs parents, plus que leurs enfants… Il n’y a que cette union-là qui compte, parce que c’est la seule sur laquelle on puisse compter. Le reste… Ce qu’on appelle ordinairement : la famille… C’est l’association provisoire de gens que le hasard a fait naître sous le même toit, que la vie disperse à tous les vents ; et qui s’aiment, se séparent ou se rapprochent, avec l’indifférence banale d’une fournée de voyageurs qui se rencontrent à table d’hôte…

Tandis que sa conduite suggérait ces réflexions moroses à son frère, Jacqueline se pelotonnait à la gauche de Hans Schwartzmann dans l’auto qui roulait sur l’avenue de Versailles.

Elle était très fière de sortir avec l’écrivain. Éprouvant cette crainte de soi-même qui est la maladie de l’adolescence, la jeune fille s’enhardissait à songer : « Il peut me comparer aux conquêtes de marque ; sa situation lui permet d’approcher les femmes les plus fascinantes, les grandes actrices, les mondaines notoires ; et c’est quand même moi qu’il préfère… »

Ainsi Jacqueline prenait conscience de la séduction de ses vingt ans et elle en était naïvement reconnaissante à celui qui lui procurait cette joie. C’est ce sentiment si fréquent et si féminin qui explique le succès obtenu auprès des toutes jeunes filles par les hommes d’un certain âge, surtout s’ils occupent une position brillante.

Troublée d’être absolument seule avec lui pour la première fois, Jacqueline affectait de ne point sentir que l’écrivain avait glissé une main derrière sa taille, la pressant contre lui. Elle considérait le visage de Hans, dont le profil régulier, se découpait dans l’encadrement