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Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/34

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de la portière : son front bombé, très découvert, lui donnait une expression d’énergie têtue ; son nez court, sa chair rose et son menton gras décelaient l’homme du Nord ; son regard pâle, abrité sous le verre du lorgnon, reflétait une sorte de lassitude désabusée.

Jacqueline, que cette gravité morne déconcertait, interrogea soudain :

— Pourquoi êtes-vous toujours triste ?

Schwartzmann faillit sourire : on confondait si souvent sa froideur impassible avec la réserve d’une souffrance hautaine, alors qu’il était parfaitement heureux depuis que le destin lui devenait favorable !

Mais sachant que la mélancolie plaît aux femmes, il répliqua de sa voix profonde :

— Il est dans la nature de l’homme qui a voulu dominer le monde de ne jamais connaître le bonheur. La faculté d’être gai m’a été refusée tandis que le ciel m’accordait l’ambition. Ah ! c’est aux êtres de mon espèce que s’applique le beau poème de notre grand Berger…

Et il récita, en allemand :


« Mes amis, il vous est arrivé peut-être de fixer sur le soleil un regard, soudain abaissé : mais il restait dans votre œil comme une tâche livide, qui longtemps vous suivait partout.

« C’est ce que j’ai éprouvé : j’ai vu la gloire, et je l’ai contemplée d’un regard trop avide… Une tache noire m’est restée depuis dans les yeux.

« Et elle ne me quitte plus, et, sur quelque objet que je fixe ma vue, je la vois s’y poser soudain comme un oiseau de deuil.

« Elle voltigera donc sans cesse entre le bonheur et moi ?…

« Ô mes amis, c’est qu’il faut être un aigle pour contempler impunément le soleil et la gloire ! »

Jacqueline se sentit émue, en vraie petite cérébrale accessible à toutes les jouissances intellectuelles que l’esprit de Hans Schwartzmann était donc attirant ! Que sa voix prenait des inflexions harmonieuses, dès qu’il parlait dans sa langue ! Elle fixa sur l’écrivain des prunelles admiratives.

Hans, se devinant à la minute propice, l’attira sur sa poitrine sans rencontrer de résistance ; ses lèvres gourmandes commencèrent de fourrager les boucles blondes qui frisottaient au-dessus de l’oreille menue, puis baisèrent les paupières closes. Jacqueline frissonnait voluptueusement, au chatouillement des longues moustaches. Elle s’abandonnait à un sentiment inconnu.

C’était son premier flirt. Jusqu’ici, la jeune fille avait vécu dans un isolement relatif : élevée au couvent le plus aristocratique de Paris, elle n’avait jamais fréquenté la famille de ses petites camarades ; elle se souvenait encore de la manière dédaigneuse dont la mère d’une élève — duchesse de l’Empire — avait dit un jour, au parloir, en toisant la compagne de sa fillette : « Ah ! oui… C’est la fille de Bertin, modes et fourrures… » Cette grande dame méprisait l’enfant de son modiste, auquel, d’ailleurs, elle oubliait souvent de payer ses factures.

Quant aux amis de son frère, Jacqueline les connaissait peu : c’étaient, pour la plupart des artistes qui, certes, avaient trop d’esprit pour s’imaginer déchoir en frayant avec un commerçant ; mais qui s’étaient obstinés à refuser les invitations de M. Bertin, craignant de s’embêter terriblement dans ce milieu bourgeois.

La jeune fille n’avait jamais eu que