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Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/63

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que les Parisiens apportent en leurs plaisirs ; et n’en citait qu’un exemple : la nuit, les viveurs ne se contentent pas de s’amuser en mauvaise compagnie ; afin de corser leur jouissance, ils ont le raffinement d’aller regarder les typographes dans les imprimeries, les boulangers, les travailleurs des Halles qui alimentent la ville ; — car le bonheur de ces fêtards est d’insulter à la pauvreté des miséreux qui s’usent au labeur nocturne ; et d’offrir à la détresse des gueux ce supplice de Tantale qu’est la contemplation du luxe des désœuvrés.

Enfin, Hans terminait son roman en contant comment le jeune Français et sa sœur combinaient un guet-apens consistant à faire surprendre la jeune fille dans la chambre de l’étranger, afin de contraindre le riche écrivain allemand à épouser la rusée Parisienne.

Mais le héros de Hans déjouait leur astuce ; il repartait pour son pays où l’attendait une fiancée, sage, bonne et sentimentale, ignorant les coquetteries pernicieuses. Et il se mettait vaillamment au travail, relatant, à l’intention de ses compatriotes, ses impressions sur une véritable famille française.

René lut toute la nuit.

D’abord il avait dévoré âprement les premiers chapitres de ce pamphlet, sans vouloir s’interrompre ; écartant, d’un geste nerveux, Luce qui l’interrogeait anxieusement, intriquée et apeurée en voyant quel effet lui produisait cette lecture.

La jeune fille considérait avec rancune ces caractères inconnus qui lui rappelaient l’écriture gothique ; elle avait beau se pencher sur l’épaule de son ami, elle ne pouvait découvrir ce qui le bouleversait si violemment dans ce livre ; eût-elle examiné indéfiniment ces pages mystérieuses qui semblaient la défier, en étalant sous ses yeux le secret de leur texte indéchiffrable.

À un moment, levant la tête, René surprit le regard désolé de Luce ; alors, il n’y tint plus, et, laissant tomber le volume, il commença de tout lui révéler.

Ensuite, il reprit sa lecture, lui traduisant au fur et à mesure les infamies qui le faisaient frémir d’indignation. Et ce fut un soulagement partiel pour René que d’exhaler à haute voix sa colère, de commenter devant un témoin cette œuvre de calomnie.

À l’aube, lorsque les deux jeunes gens se regardèrent — les paupières gonflées, la figure défaite, après cette nuit blanche et cette émotion — chacun ne songea qu’à plaindre l’autre, et oublia son propre mal.

— Ma pauvre Luce ! se dit René, Il est écrit que je ne pourrai jamais jouir de ta présence et de notre amour, sans qu’un obstacle vienne se jeter à la traverse.

— Si je n’avais pas acheté ce livre ! pensait Luce. Il serait encore heureux… Eh bien ! non : il vaut mieux qu’il sache. Et c’est grâce à moi qu’il est averti à temps.

La nature combative de la jeune actrice réagissait déjà. Elle refoulait courageusement les tentations de lâcheté le cri de son égoïsme déplorant le bonheur perdu. Gâchée, la belle semaine de tête-à-tête dans cet éden ; compromise, la commande de Mme Lafaille : cette cliente impatiente et malade n’admettrait point de contretemps à son projet… Qu’importe ! Il est quelque chose d’instinctif et de plus puissant que l’intérêt du moment : c’est le besoin d’agir avec dignité ; et ceux-là qui l’éprouvent sont ses nobles esclaves.