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Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/64

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Luce dit spontanément à René, en osant le regarder sans faiblir :

— Comme ça va vous sembler bon d’aller gifler ce mufle, hein !… Ce sera le baume de votre blessure.

Le jeune homme la considéra avec gratitude. Il murmura :

— Merci… Vous êtes une petite amie brave et généreuse… Vous m’avez deviné et vous m’approuvez, au lieu de me navrer par des regrets superflus…

— J’ai l’habitude de regarder la vie en face…

— N’est-ce pas que j’ai raison de vouloir repartir tout de suite ? J’ai hâte de châtier ce goujat et j’ai la chance de savoir où le trouver, grâce à ce journal qui annonçait son arrivée…

— Oui. Allez prévenir Mme Lafaille et présentez-lui vos excuses… Moi, je bouclerai nos valises, en vous attendant.

Luce profita de l’absence de son ami pour sangloter à son aise, hoquetant les cris de révolte et de désespoir qu’elle avait dû réprimer tout à l’heure. Elle pleurait sur sa joie anéantie, sur la malchance persistante qui ajournait leurs projets ; car elle n’avait aucune appréhension, à la pensée d’un duel probable : elle aimait trop profondément René pour douter une seconde de sa supériorité. Elle avait la conviction naïve qu’il serait toujours victorieux des hommes, parce qu’il était l’homme le plus accompli et le plus valeureux qu’elle eût rencontré.

Tandis que Luce se livrait à ses réflexions, René reprenait le chemin parcouru la veille.

Devant la gaîté des choses, René sentit l’indifférence absolue qui entourait son malheur. Il perçut l’inanité de sa démarche : apprendre à Mme Lafaille l’événement qui effondrait le plan qu’il avait conçu ? Elle l’écouterait distraitement, en étrangère qui se souciait peu de lui ; puis, éclaterait en reproches, furieuse contre ce jeune homme, qui, à peine arrivé, sollicitait déjà un délai.

Alors, à quoi bon ?… Étreint d’une détresse immense à l’idée d’échouer à deux pas du port, René eut peur de renoncer à la vengeance immédiate, s’il était influencé à cette minute par ses préoccupations d’artiste. Il ne fallait plus songer à l’Arpète, s’il voulait se résigner au dur sacrifice de son ambition. Et, tournant le dos à Mont-Boron, par crainte d’une défaillance, il courut vers Nice en balbutiant d’une voix tremblante :

— Allons-nous-en… Allons-nous-en… Ça vaudra mieux !




IV


Aimé Bertin élaborait des projets de formes inédites et de créations sensationnelles, tout en suivant des yeux les volutes de sa cigarette.

C’était pendant ces digestions d’après-dîner, allongé sur une causeuse et fumant béatement dans la quiétude du salon douillet, que le modiste trouvait ses meilleures idées.

Après avoir rêvé en silence, il saisissait brusquement son crayon, son album, afin d’esquisser un croquis rapide où s’ébauchait le chef-d’œuvre de demain.

Ce soir, en tête-à-tête avec son père qui le contemplait gravement, Aimé Bertin s’adonnait à son occupation habituelle. Il traçait le contour d’un modèle sur une feuille de papier blanc. Soudain, le modiste proféra d’un accent péremptoire :

— On ne portera pas de plumes d’autruche cette saison… Je ne vois pas la plume en ce moment. Je suis à