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Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/72

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tait la quarantaine ; ses yeux bleus, souriant à l’abri du lorgnon ; — qu’il se demanda une minute s’il n’avait pas rêvé le cauchemar vécu pendant ces jours derniers : et si ce Hans pacifique et serein avait bien écrit l’œuvre immonde qui eût dû le marquer au front d’un stigmate infamant — tels les galériens marqués à l’épaule.

Schwartzmann avançait la main droite pour ramasser sa mise. René considéra cette main robuste, énergique avec ses phalanges osseuses et ses grands ongles longs. Elle tripotait machinalement deux pièces de cinq francs qui cliquetaient entre son pouce et son médius. Elle avait sans doute manipulé, du même geste négligent, le porte-plume trempé d’encre — tandis que Schwartzmann agençait mentalement quelque scène de son roman…

René se mordit la lèvre jusqu’au sang.

Hans Schwartzmann venait de reperdre les deux pièces d’argent ; alors, il tira sa montre de son gousset, regarda l’heure, et s’éloigna doucement dans la direction des terrasses.

René le suivit. Il considérait avec une sorte de stupeur cet homme qui avançait d’une démarche large et lente, décelant sa parfaite aisance et sa tranquillité d’esprit.

Il murmura : « Je veux le tuer… »

Une sorte d’ivresse exaltait le jeune homme à l’évocation de ce grand corps vigoureux s’écroulant comme une masse, devenant un paquet de chair inerte.

Il eût souhaité d’abattre l’Allemand à coups de couteau, pour voir couler le sang. Il était pris d’une tentation en regardant le pli gras de la nuque de Hans, débordant du faux-col trop serré. Il lui semblait que l’assassinat vulgaire eût mieux répondu à l’acte de Schwartzmann — que le duel illogique et trop noble, qui honore à titre égal les deux adversaires sans distinguer le justicier.

René songea : « Et n’y aurait-il pas plus de courage — pour un homme de ma caste — à braver l’ignominie d’une poursuite en cour d’assises, que les chances d’un combat singulier ? »

Mais il constata aussitôt avec amertume : « Ah !… Trêve de sophismes… On ne s’improvise point criminel… Et je ne suis qu’un civilisé impuissant, qui défaille d’écœurement à la pensée de frapper un traître, en traître ! »

Hans Schwartzmann s’était accoudé à la balustrade. Il admirait le lac.

— Schwartzmann ! appela René, d’une voix sourde, qui s’étranglait à sa gorge.

L’écrivain se retourna brusquement. Il eut un sursaut, en reconnaissant le sculpteur. Puis, il esquissa un sourire et s’approcha, la main tendue.

René voulut parler ; sa langue était comme paralysée ; il sentait une chaleur étouffante lui monter à la face ; ses nerfs le trahirent ; et il ne parvint qu’à balbutier, avec un effort terrible :

— Vous… Vous… Eine französische…

Il leva son poing, d’un mouvement furieux qui s’adressait à sa propre faiblesse autant qu’à l’ennemi. Hans lui saisit violemment le bras, arrêtant le geste au vol.

L’écrivain scrutait profondément le visage altéré du sculpteur. Une expression étrange de tristesse intense passa dans ses yeux, tandis qu’il contemplait cet ami d’hier, ce frère d’art qu’il avait mortellement insulté. Il eut peut-être le remords fugace de son inconscience professionnelle. Et, se départissant de sa morgue ordinaire, Hans Schwartzmann prononça, à la façon d’une excuse détournée, la phrase sacramentelle qui faisait de René l’offensé, malgré sa tentative d’agression :