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— Je suis à vos ordres, Monsieur Bertin…

René, ahuri, restait à la même place : ainsi, c’était fini, arrangé. Hans était parti, rejoignant sa famille. Ils allaient se battre, le surlendemain. Il avait revu Schwartzmann et il n’avait rien pu dire. Son indignation l’avait écrasé sous le poids de sa force même. René ricana farouchement : que la vie est plate !… La même situation sur la scène de l’Ambigu, et le héros trouvait à déclamer une tirade pathétique !…

Alors qu’à présent, René se morfondait sur les terrasses d’Enghien, en proie à cette préoccupation mesquine et grotesque :

— Il faut que je lui laisse le temps de regagner la gare… Si je rentrais immédiatement à Paris, je risquerais de prendre le même train que lui ; et nous nous retrouverions, nez à nez…




VI


Il était plus de sept heures du soir lorsque René, revenant d’Enghien, sonna à la porte de son ami Paul Dupuis.

Le jeune architecte habitait avec ses parents, boulevard Raspail. Son père, le sculpteur animalier Marc Dupuis, aimait beaucoup René Bertin, lui ayant voué cette sympathie émue des vieux artistes pour les jeunes talents — qui console parfois des attaques maladroites où s’entre-déchirent les hommes d’une même génération.

Lorsqu’on annonça l’ami de son fils, Marc Dupuis ordonna qu’on fît entrer René, sans cérémonie, dans la salle à manger où ils commençaient de dîner.

Brusquement, le jeune homme bouleversé — qui venait de subir une de ces heures pénibles où il faut vivre, malgré soi, un événement inaccoutumé — se trouva introduit dans une atmosphère d’intimité bourgeoise dont la quiétude formait un contraste trop violent avec les affres qui le troublaient.

L’argenterie étincelait, les verres brillaient, les plats avaient un aspect engageant sur la table bien servie que les corolles électriques du lustre illuminaient de lumière gaie.

Mme Dupuis — une agréable quinquagénaire dont les paupières fardées et les cheveux acajou décelaient une recherche esthétique de femme d’artiste — proposait sans façon :

— Vous allez dîner avec nous, mon petit Bertin !

René se sentit faiblir ; il fallait qu’il se forçât à sourire et il avait un mal immense à mouvoir ses lèvres desséchées. Il contempla avec envie le bonheur de ces gens tranquilles.

Mais Paul Dupuis le délivrait — disant à ses parents quelques mots que René n’écoutait point — et l’emmenait au dehors.

— Eh bien ! questionna l’architecte. C’est arrangé ? Tu l’as vu ?

René lui raconta brièvement ce qui s’était passé. Tout en parlant, le jeune homme observait Paul Dupuis avec cette lucidité particulière dont nous jouissons durant les périodes de fièvre où notre intelligence semble décuplée. L’architecte était son intime. René le savait discret, sûr et dévoué. Cependant, Paul écoutait ce récit avec une sorte de désinvolture qui choquait presque son interlocuteur. L’intérêt que nous témoignent nos amis ne nous paraît jamais égal à celui qu’ils devraient nous porter.

L’attitude flegmatique de l’architecte fut profitable à René : au contact de cette amicale indifférence, il reconquit tout son sang-froid — alors qu’une