Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/30

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Il rit :

— D’abord, vous possédez ce charme bref d’être encore un point d’interrogation. Vous avez moins de vingt ans, en tout cas, vous ne paraissez pas vingt ans…

— J’ai dix-huit ans et trois mois.

— Et vous semblez connaître bien des choses…

— Je sais tout !

— Bigre ! Tout : ça prouve que vous êtes sans doute moins avancée que je ne le croyais. J’ignore quelle est la condition sociale à laquelle vous appartenez, et ma curiosité y trouve son compte. Vous avez l’air d’une jeune fille, mais la liberté dont vous semblez jouir écarte cette hypothèse. On est rarement mariée à votre âge. Et pourtant, vous n’êtes sûrement pas — pardonnez-moi le mot — une grue : vous vous tenez, vous vous exprimez comme une personne très cultivée ; et les demi-mondaines instruites sont presque toutes d’anciennes institutrices : elles ne débutent pas si jeune ; à votre âge, elles sont encore à l’école normale…

— Je suis la fille de…

— Non ! Ne me dites rien : laissez-moi chercher. C’est si amusant !… Qui que vous soyez, je vous trouve intéressante, énigmatique à souhait. J’ai commencé la partie en songeant à mon ami Henri, et maintenant, c’est le jeu de l’adversaire qui m’intrigue. Vous êtes le partner rêvé, une femme pas comme tout le monde.

— Bref, un joujou perfectionné dont vous aimeriez crever le crâne, pour en déchiqueter l’âme et voir la petite mécanique.

— Ne vous croyez pas forcée de viser aux phrases littéraires parce que vous me parlez.

— Pourquoi me dites-vous ça ?

— Vous devez comprendre. Et puis, cessez aussi ce persiflage défiant. Nous sommes faits pour nous entendre : je ne vous ai pas déplu…

— Vous vous trompez : ça n’est pas vrai. Vous ne me plaisez pas…

Je proteste, agressive, hérissée contre ma sotte faiblesse, cherchant à éteindre mes regards trop parlants. Il répond, souriant :

— Alors, dans ce cas, je vous renvoie la balle. Tout à l’heure, vous m’avez dit : « Pourquoi m’avez-vous parlé ? » À mon tour, je vous demande (puisque je ne vous plais pas) : « Pourquoi m’avez-vous répondu ? »

— Parce que vous avez les yeux de Laura.

— Je ne saisis pas… Qui est Laura ? Une amie à vous ?

— Non. C’est un personnage de l’Inconnu, de Paul Hervieu.

— Ah ! Je sais… Mais, ceci nécessite un complément ?…

— Vous avez lu, n’est-ce pas… Dans le roman Laura a des yeux vrilleurs qui produisent un extraordinaire effet de toucher sur un être essentiellement nerveux, puisque c’est un fou. Il lui semble que ce regard magnétique a le pouvoir de se fixer à lui comme d’insaisissables épingles, d’exercer sur ses facultés une espèce d’attirance hypnotique…

— Mon regard vous a aimantée ?

Il rit, les paupières baissées, avec une expression pleine de finesse. Il semble s’amuser en dedans des choses qu’il ne dit pas. Il ne réclame plus d’explication complémentaire…

Nous sommes revenus sur nos pas ; nous voici maintenant devant la rue du Congrès : c’est à cet endroit de la promenade des Anglais que se réunissent toutes les élégances et les ridicules ; c’est le persil des snobs. Mon compagnon s’irrite à leur vue. Il déclare, cinglant et moqueur :

— On croirait que les gens ne recherchent à dessein la lumière brutale de ce ciel électrique que pour mieux souligner leurs tares et leur déchéance. Voyez ces quinquagénaires maquillées, serrées à la taille dans leurs robes de jeune fille, ces robes estivales de tulle ou de dentelle, sous l’étole de zibeline ; et ces vieux messieurs guêtrés, teints, fardés, qui arborent des chapeaux de paille. C’est piteux, sous ce beau soleil : ils ont l’air de cadavres ambulants qui viennent se chauffer…

Amusée, je riposte, faisant chorus :

— Cela évoque la définition de Jean Claudières, n’est-ce pas : Le soleil de Nice ? Un four crématoire

— Vous avez l’esprit d’à-propos.

Pourquoi rit-il comme s’il se moquait de moi ? Je n’ai rien dit de mal. Il me croit peut-être poseuse parce que je cite trop d’auteurs : après Paul Hervieu, Jean Claudières. Je questionne :

— Vous ne l’aimez pas, Jean Claudières ?… Moi, je lui trouve un grand talent. J’admire ses œuvres caustiques, satiriques et terribles, son ironie acérée et tranchante… En le lisant, il semble qu’on mord à même un fruit acide, et c’est délicieux…

— Ça ne vous fait pas grincer des dents ?

— Railleur !

— Je ne raille pas. Votre opinion ne me déplaît point. Et puis, Jean Claudières jugé par une gamine de dix-huit ans, ça n’est pas une chose banale !

— Pourquoi ?

— Parce qu’en général, à votre âge, on ne l’a pas lu…

— Moi, je connais tout ce qu’il a écrit, ses romans, ses vers, ses contes du Quotidien… Ah ! mon Dieu !

— Qu’est-ce qui vous prend ?

— Il est quatre heures… Et j’ai promis à papa