Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/64

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gaiement. Papa lui donne la réplique, lançant ses mots de vaudevilliste. Tout m’exaspère… Pinotto, qui fait trop de bruit quand il débouche une bouteille de champagne ; et le tintement des cuillers au fond des assiettes de potage, et le rire de Max, accueillant les saillies de papa. La sonorité de leurs voix frappe désagréablement mes oreilles…

Je me ronge, morne et taciturne. Je sens une brûlure au creux de l’estomac. L’incertitude, qui mord et qui déchire, c’est le vautour de Prométhée. L’attente, quelle qu’elle soit, me torture…

Mon mutisme n’est guère remarqué par notre convive, ni par papa. Cela se conçoit : lorsque deux hommes de lettres font assaut d’esprit, il ne reste pas de place pour un troisième interlocuteur. Ce soir, Hubertin s’est piqué au jeu, éperonné par les boutades spirituelles de mon père : il tient à prouver à son ami Fripette qu’il n’a pas encore dépouillé le vieil homme du boulevard.

Le silence où je m’absorbe — absente — peut passer pour de l’attention.

Je n’ai pas mangé. Je veux calmer cette fièvre qui me consume intérieurement : je bois, coup sur coup, de pleins verres de champagne. Hubertin, assis à ma droite, finit par s’en apercevoir et semble étonné.

Tout à coup, une phrase de Max, parlant à papa, me fait dresser l’oreille :

— Ce Claudières, hein ?… Quel battage ! Quel « chiqué » !…

Je lui décoche un regard meurtrier, mais une sagesse prudente m’empêche de bondir : après tout, c’eût été exceptionnel que ces deux écrivains, causant ensemble, ne fussent entraînés à éreinter quelque confrère.

Papa questionne, d’un air paisible :

— À quel propos dites-vous ça ?

— Parce que j’ai été le témoin d’une petite scène assez drôle, ce matin. J’étais sur le quai de la gare, attendant quelqu’un. Tout à coup je vois Claudières s’avançant à ma rencontre. Et, au même instant, arrivant par l’express de Gênes, Simon Valin, l’envoyé du Quotidien, nous rejoint congestionné, suant, et poudreux ; tenant sa valise d’une main, faisant de l’autre des petits saluts d’amitié à la ronde. Il venait d’Italie, ayant voulu constater les ravages du dernier tremblement de terre. Et le voilà qui nous accable sous le poids de ses descriptions indigestes — intarissable… Claudières le laisse parler cinq minutes. Puis, à son tour, évoquant la contrée éprouvée telle qu’il l’a vue avant la catastrophe, ce magicien du Verbe se met à nous enchanter, Valin et moi, de cette éloquence prestigieuse dont il a le secret… Ses doigt dessinant des arabesques dans le vide, ses yeux noyés regardant au loin, les phrases s’enguirlandant aux phrases avec une facilité merveilleuse, il nous tenait sous le charme ; nous croyions revoir les paysages qu’il décrivait, et Valin allait oublier l’heure du train de Paris… Lorsque, soudain, interrompant au beau milieu son improvisation ailée, Claudières interpelle Valin, et lui propose sur un ton différent, de sa voix d’affaires : « Au fait, mon cher, annnoncez donc dans votre prochain article que je pars pour la Sicile… » Et, tirant une photo de son porte-cartes : « Faites passer mon portrait encadré d’une petite tartine. Je vous enverrai, de là-bas, au fur et à mesure, une série d’impressions sur la désolation du pays bleu… » Et nous serrant la main, Claudières saute dans son wagon.

« Que pensez-vous de cette rencontre entre deux trains, dont Claudières profite aussitôt pour faire payer les frais de son voyage par la caisse du journal ?… En voilà un qui s’entend à soigner sa publicité et ses intérêts…

— Qu’est-ce que tu as, Nicole ?

Un étourdissement m’a renversée sur ma chaise, si pâle que papa s’en est aperçu. Les choses tournent autour de moi ; j’ai le vertige, et la figure anxieuse de mon père, le visage interrogateur d’Hubertin, m’apparaissent tout proches de moi, puis semblent s’éloigner graduellement au fond de la pièce, devenus petits, petits.

— Que peut-elle avoir ? s’inquiète papa, elle qui n’est jamais indisposée…

Je rassure papa d’une voix faible : « Ce n’est rien : un léger malaise. »

Et Hubertin suggère :

— Est-ce que mademoiselle Nicole n’aurait pas pris un peu trop de champagne, sans s’en douter ? Quand on n’est pas habitué… Mais ses yeux démentent ce qu’il a dit : ses prunelles brillantes d’oiseau fixées sur ma figure défaite, Max flaire quelque chose de louche et d’insolite qui plane ici depuis son arrivée… Il paraît perplexe et regarde papa d’un air surpris, confondu que ce père ne sente pas comme lui l’étrangeté de mon attitude.

Hélas ! Il est toujours distrait, M. Fripette… S’excusant auprès de Max qui prend congé, discrètement, papa m’emmène dans ma chambre, me déshabille lui-même, me tâte le pouls, s’effraye, s’affole, prononce les mots de scarlatine et de fièvre typhoïde, ne pensant qu’au mal physique, jamais au moral… Puis, ayant peur que je ne prenne froid, il crie à Maria de préparer une bouteille d’eau chaude, me couche, et me borde dans mon lit, comme quand j’étais petite…