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pris la résolution de partir le lendemain !… Je comprends tout, maintenant.

J’ai eu pitié de papa qui errait, ces jours-ci, dans la maison comme une âme en peine ; je l’ai renvoyé à Monte-Carlo, j’ai prétendu me sentir bien, très bien, tout à fait rétablie.

La vie recommence ainsi qu’auparavant. Je ne vois plus papa qu’aux heures des repas, et encore : souvent il dîne là-bas, pour avoir le le temps de se refaire d’une « culotte ».

Je reste accroupie sur un pouf, dans l’encoignure de ma chambre ; je ne sors plus. J’exècre Nice, à présent. Oh ! les grands palmiers noirs sous le crépuscule d’un ciel d’incendie ; les dentelures mauves des Alpes ; le bleu lumineux, les reflets argentés de la Méditerranée : j’ai pris toute cette beauté en horreur… La joie ensoleillée du ciel insulte à ma douleur. C’est cette nature resplendissante qui est cause de mon malheur.

C’est elle qui m’a rendue amoureuse, qui a fait circuler dans mes veines un sang plus chaud, plus vivace. C’est son atmosphère entêtante de parfums tièdes qui a développé ma sensualité ; enfin, c’est la grâce voluptueuse de son décor éblouissant qui m’a fait souhaiter… un acteur.

Terre d’amour, terre de mensonge, tel le stuc de tes faux marbres cache tes pierres de taille, le mirage de ton enchantement nous cache la turpitude des passions factices.

J’appelle ardemment les matins frileux de Paris, la laideur de ses faubourgs populeux, la boue, la poussière de ses rues. J’ai besoin de sa pluie grise, de son temps maussade pour chasser la folie que ce soleil a mise en moi.

Je comprends maintenant les femmes qui aiment pour vivre au lieu de vivre pour aimer : la dernière des filles entend mieux son rôle que moi puisqu’elle avilit l’amour et que l’amour n’est fait que pour ça.

J’ai un goût âcre dans la bouche, une désespérance infinie au cœur… Quelle leçon, quel châtiment reçoivent mes imprudences, ma légèreté quelque peu perverse !… Allons, Nicole, vas-tu faire des phrases pour manuel d’éducation à l’usage des jeunes filles ?… Non, je ne veux pas croire à une punition parce que les souillures de la réalité ont bavé sur mon rêve. Je suis mal tombée, voilà tout.

Moi, j’ai décidé de prendre le meilleur parti : la vie me devient intolérable à Nice. Ces souvenirs, cette piteuse aventure… Il faut que nous retournions ; Paris.

Je vais droit à la chambre de papa. Il rentre à l’instant et change de veston. Il m’examine :

— Comme ta robe est sale… tu t’es déchiré… Tu as donc été dans la campagne ?

— Oui. Non. Ça n’a aucun intérêt. Papa, je suis malheureuse ici : repartons pour Paris.

— Qu’est-ce qui te prend ? Tu es malade…

— Non, mais je le deviendrais si je restais à Nice.

— Tu plaisantes, fillette. Tes lubies brouillent mes projets. Je tiens, au contraire, à prolonger mon séjour. Nous resterons jusqu’à la fin de mai. Voici mes raisons ; je suis presque décavé ; je n’ai pas écrit une scène de la pièce que j’ai promise à Borderelle. Je compte travailler tranquillement ici, en jouant de temps à autre, raisonnablement, pour équilibrer mon budget. Tu comprends qu’un voyage maintenant me causerait des tracas inutiles… On est si bien, à Nice, ma petite Nicole, je fait toujours toutes tes volontés, mais, cette fois, je ne cèderai pas : nous demeurerons sur la Riviera jusqu’à la fin du printemps. Après tout, tu n’es pas à plaindre…





XVI


Rien n’est comparable à l’énergie passagère d’un homme faible : les réserves de volonté accumulée durant les jours de mollesse l’arment d’une force invincible au moment où elle déborde.

Depuis trois jours, j’insiste en vain pour décider papa au départ : ce nonchalant résiste ; cet indécis s’entête. Seuls, les attraits couleur d’or du soleil et du jeu m’expliquent son attitude anormale.

Une rancune sourde m’irrite contre lui : insouciant et paisible, il jouit avec béatitude du beau temps, des repas succulents, des promenades, — sans se douter de l’orage qui éclata près de lui, sans voir mon visage ravagé. C’est terrible de vivre à côté d’un homme distrait : un distrait, c’est un égoïste inconscient.

Il s’est occupé de moi quand j’ai été malade ; aujourd’hui, il me croit guérie parce que je ne souffre plus physiquement. L’autre soir, il a regardé longuement ma figure allongée, ma bouche silencieuse, mes yeux sombres. J’ai cru qu’il allait s’inquiéter, soupçonner enfin… J’ai rougi. Mais, il m’a dit :

— Comme tu as mauvais caractère, Nicole ! Tu boudes. Tu m’en veux de n’avoir pas cédé à ton caprice… Ça te semble inusité, exorbitant, d’obéir… Ah ! je t’ai bien mal élevée…