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J.-P. MARAT

Il put vivre au milieu du monde sans recevoir les atteintes de sa corruption ; en connoître les ridicules sans les partager ; voir les dépositaires de la puissance sans les encenser ; conserver sa gayeté de cœur et son élévation d’âme sans jamais blesser la justice ou manquer à la dignité : comme si la fortune, jalouse de sa gloire, avoit voulu conserver dans leur fleur tous les avantages que lui avoit prodigué la nature.

Triomphant de ses rivaux, chéri de tous ceux qui le connoissoient, respecté dans sa patrie, révéré des étrangers, cité comme un oracle dans le Sénat[1] d’une nation rivale, comblé de gloire, Montesquieu jouissoit enfin du fruit de ses travaux, et s’apprêtoit à acquérir de nouveaux droits à la reconnoissance publique. Ô douleur ! Ô regrets ! La parque va trancher le fil de ses jours.

Quoiqu’il n’eût donné dans aucun excès, depuis longtemps sa santé avoit commencé à s’altérer par l’application trop soutenue qu’exigent des méditations profondes, par les chagrins que les méchans lui avoient suscités, peut-être aussi par le genre de vie qu’on le forçoit de mener dans la capitale ; car l’empressement avec lequel on recherchoit sa société étoit trop vif, pour ne pas l’engager souvent à prendre sur son repos.

Dès que la nouvelle du danger où il étoit se fut répandue, elle devint un objet d’intérêt général. On se portoit en foule chez lui pour s’informer de son état. Le roy lui-même fut sensible à la perte que la nation alloit faire.

La fin de Montesquieu fut digne de sa vie. Éloigné d’une famille qu’il chérissoit, et en proye à ses souffrances, il conserva néanmoins, jusqu’au dernier moment, la sérénité de son âme.

L’Europe le perdit, le 10 février 1755, à l’âge de 66 ans.

  1. Il est le seul Français à qui les Anglais aient jamais fait cet honneur.