Page:Marat - Les Pamphlets, 1911, éd. Vellay.djvu/60

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la multitude, que le petit nombre fonde son élévation, sa domination, sa gloire et son bonheur. Or, si le peuple n’a rien à attendre que de son courage, pour l’engager à rompre ses fers, il ne faut pas exténuer à ses yeux les torts, l’injustice, les outrages de ses tyrans : dans la crainte que de sots ménagements pour les ennemis du bien public ne tournassent contre lui, je n’ai donc point cherché à retenir ma plume ; mais en l’abandonnant au sentiment, je l’ai soumise au frein de la raison et de la justice : peut-être pouvais-je me mettre à mon aise, quelque chargé que fût le tableau, il serait encore au-dessous de l’original.

Je n’ignore pas que ces hommes apathiques, qu’on appelle des hommes raisonnables, désapprouvent la chaleur avec laquelle j’ai plaidé la cause de la Nation ; mais est-ce ma faute s’ils n’ont point d’âme ? Insensibles à la vue des calamités publiques, ils contemplent d’un œil sec les souffrances des opprimés, les convulsions des malheureux réduits au désespoir, l’agonie des pauvres épuisés par la faim, et ils n’ouvrent la bouche que pour parler de patience et de modération. Le moyen d’imiter leur exemple, quand on a des entrailles ? Et comment le suivre envers des ennemis incapables d’aucun retour généreux, envers des ennemis sourds à la voix de la justice, et dont le cœur est fermé à celle des remords ? Depuis tant de siècles qu’ils oppriment le peuple, qu’a-t-il gagné à ses paisibles réclamations ? se sont-ils relâchés de leur barbarie à l’aspect de ses misères ? se sont-ils laissé toucher à ses gémissements ? Forts de sa faiblesse, ils s’élèvent avec fureur contre lui, et crient au meurtre sitôt qu’il parle de leurs prérogatives. Pour avoir la paix, faudra-t-il donc toujours qu’il se laisse dépouiller en silence, et qu’il les invite, par sa lâcheté, à toujours s’abreuver de son sang ?

Renonçons aux suffrages de ces censeurs timides : les seuls que j’ambitionne sont ceux des hommes sages, fermes et généreux, qui s’oublient sans regret pour sacrifier au devoir. C’est à eux que j’offre avec déférence ces légères