Page:Marcel Schwob - Œuvres complètes. Écrits de jeunesse.djvu/191

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yante et intempérante, mêlée de prétentions à l’esprit, il abandonnait d’ordinaire avec calme une inutile discussion et donnait à la conversation un tour grâce auquel il obtenait la faveur générale de la société et imposait le silence, ou du moins, quelque modestie au plus hardi contradicteur. On ne pouvait donc guère espérer qu’une personne si peu familière à l’opposition soumît journellement ses désirs aux miens, sinon sans discussion, au moins sans déplaisir. Il en était ainsi toutefois. Quelque longue qu’eût été une habitude, si j’y trouvais objection pour des raisons de santé, d’ordinaire il y renonçait ; et il avait alors cette excellente coutume, ou bien d’adopter résolument et sur-le-champ son avis propre, ou bien, s’il professait de suivre celui de son ami, de le suivre sincèrement et non point d’en faire un essai déloyal ou imparfait. Il n’y avait point de projet insignifiant, dès lors qu’il avait consenti à l’adopter à la suggestion d’un autre, auquel il renonçât ensuite ou qu’il gênât par l’intrusion de ses caprices. Ainsi la période même de sa déchéance mit en lumière tant de nouveaux traits de noblesse, de charme dans son caractère, que je sentais s’accroître de jour en jour mon affection et mon respect pour sa personne.

Et puisque j’ai parlé de ses domestiques, je profiterai ici de l’occasion pour rapporter quelques détails sur son valet Lampe. Ce fut un grand malheur pour Kant dans sa vieillesse et ses infirmités, que cet homme, lui aussi, devînt vieux et fût frappé d’une espèce différente d’infirmité. Ce Lampe avait servi autrefois dans l’armée prussienne ; en la quittant, il était entré au service de Kant. Il avait vécu en cette situation près de quarante ans, et