Page:Marcellin, Jornandès, Frontin, Végèce, Modestus - Traductions de Nisard, 1860.djvu/44

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chefs principaux, les échauffa par des promesses, et, s’affublant de lambeaux de pourpre arrachés aux étendards et aux dragons, lui-même il se proclame empereur.

Pendant que tout ceci se passait dans la Gaule, arrive à Milan, sur le soir, la nouvelle étrange de la séduction de l’armée, et de l’usurpation du rang impérial par le chef ambitieux de l’infanterie. Ce fut pour Constance un coup de foudre. Le conseil est aussitôt convoqué ; tous les grands dignitaires se rendent au palais vers la seconde veille. Mais quand il fallut ouvrir un avis, nul ne retrouva ses idées ni sa langue. Quelques mots seulement circulèrent à voix basse sur les talents d’Ursicin, ses ressources d’homme de guerre, et sur les torts graves qu’on s’était donnés si gratuitement envers lui. Ursicin est donc appelé au conseil, et introduit (marque d’honneur spéciale) par le maître des cérémonies, et on lui donne la pourpre à baiser, de l’air le plus gracieux qu’on eût encore pris avec lui. Ce fut Dioclétien qui le premier introduisit cette forme d’adoration barbare ; car nous lisons qu’avant lui on ne saluait pas les princes autrement qu’on ne fait aujourd’hui les magistrats. Dans le même homme que naguère la malveillance acharnée accusait d’absorber l’Orient à son profit, de convoiter pour ses enfants le pouvoir suprême, on ne voyait plus que le capitaine consommé, le compagnon d’armes de Constantin, le seul bras qui pût conjurer l’incendie ; éloge aussi vrai que peu sincère ; car, tout en songeant sérieusement à abattre un aussi dangereux rebelle que Silvain, on entrevoyait, en cas de non réussite, la chance de se défaire d’Ursicin, dont les rancunes, supposées implacables, causaient toujours une grande préoccupation. Aussi lorsque le général, pendant qu’on pressait les préparatifs du départ, voulut glisser quelques mots de justification, l’empereur lui ferma doucement la bouche, en disant qu’il n’était pas bon de s’expliquer quand on avait un intérêt mutuel et si grand à s’entendre. On délibéra longuement encore ; on chercha surtout comment on persuaderait à Silvain que l’empereur ignorait tout. Enfin un moyen parut propre à lui donner pleine confiance : ce fut de lui notifier, dans les termes les plus honorables, un rappel qui le maintenait en possession de son titre et de ses fonctions, en lui donnant Ursicin pour successeur dans les Gaules.

Ce plan arrêté, Ursicin reçut l’ordre de partir sans délai avec dix tribuns ou officiers des gardes, qu’on lui adjoignit sur sa demande pour l’aider dans sa mission. Mon collègue Vérinianus et moi fûmes de ce nombre ; les autres étaient parents ou amis d’Ursicin. Le voyage fut de longue haleine ; chacun put à loisir méditer sur les dangers qu’il allait courir. Nous nous regardions comme mis aux prises avec des animaux féroces. Mais le mal présenta cela de bon, qu’on a du moins le bien en perspective ; et l’on se consolait avec cette pensée de Cicéron, expression de la vérité même : « Une suite non interrompue de bonheur et de succès est désirable sans doute ; mais on n’y trouve pas, et c’est l’effet même de la continuité, cette vivacité de sensation que l’âme éprouve à passer d’un état désespéré à une condition meilleure ».