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NOTICE SUR VEGÈCE.

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On n’a pas d’autres indications sur la personne de Végèce que le titre même de son livre, où il est appelé homme illustre. Plusieurs manuscrits le qualifient de comte ; et Raphaël de Volterre, qui n’en donne pas de preuves, le fait comte de Constantinople. Il est certain que Végèce a dédié son livre à un empereur d’Occident, et qu’il ne nomme nulle part Constantinople. S’il a été comte, c’est assurément une marque ou de naissance ou de mérite.

Il est plus intéressant de savoir sous lequel des trois Valentiniens il vivait ; ce n’est pas sous le premier. Le nom de Gratien, son successeur, qui est cité dans le premier livre, en est une preuve. A l’égard des deux autres, Végèce ne rapporte aucun fait qui puisse servira résoudre la question. Le portrait qu’il fait de son prince dans les préfaces du second et du quatrième livre est visiblement un portrait flatté ; et la critique, qui veut asseoir ses jugements sur des pièces plus authentiques, sait qu’un auteur peut donner à un prince dont il brigue la protection, beaucoup de qualités qu’il n’a pas. Mais qu’il le loue pour certaines vertus lorsqu’il a précisément les vices opposés, elle sait aussi que cela n’est pas vraisemblable. Végèce dit à l’empereur qu’il surpasse tous ses prédécesseurs en clémence, en modération, en charité ; qu’on remarque surtout la dernière vertu, qui, comme toutes les vertus chrétiennes, est ennemie de l’éclat, et n’entre guère dans les éloges fastueux. Or, comment aurait-il osé parler ainsi à Valentinien III, lequel tua de sa propre main Aétius, le bouclier de l’empire, et fut lui-même assassiné par Maxime, dont il avait violé la femme ?

Cela ne peut donc convenir qu’au second Valentinien, surnommé le Jeune : et ce qui forme une preuve positive, saint Ambroise, qui ne flattait pas les princes, et qui savait si bien être évêque dans le sens que l’entendait le pieux Théodose, loue en effet, dans une oraison funèbre, le jeune Valentinien par les mêmes endroits que Végèce. 11 relève surtout sa continence, dont il rapporte un exemple singulier, et n’hésite pas à le mettre dans le ciel à côté de son frère Gratien. De plus, Sozomène et Nicéphore, qui n’avaient pas le même intérêt que saint Ambroise et Végèce à louer cet empereur, s’accordent si bien avec eux sur son caractère, qu’on ne peut plus douter qu’il ne soit le même prince à qui les Institutions de Végèce sont dédiées. Déclaré Auguste en 375, il avait environ vingt ans lorsqu’il fut assassiné dans les Gaules en 392. C’est donc sur la fin du quatrième siècle que vivait Végèce.

Le peu qui nous reste des écrits des anciens sur l’art de la guerre ajoute au prix du petit traité de Végèce : nous avons perdu les livres de Caton l’Ancien sur la discipline militaire, ceux de Polybe sur la tactique, et d’autres auteurs illustres qui avaient traité des différentes parties de la guerre. Frontin et Polyen ne traitent que des stratagèmes et des ruses de guerre. Élien ne parle que de la tactique des Grecs. Le Poliorcétique d’Énée, qui passe pour antérieur au temps de Pyrrhus, n’en est pas plus admirable. Hygin est borné à la castramétation, de sorte que l’abrégé de Végèce[1] est proprement le seul ouvrage ancien qu’on puisse regarder comme une espèce de cours de science militaire. On ne parle point des livres de l’empereur Léon, ni de ceux de l’empereur Maurice, qu’on accuse d’avoir copié Jules l’Africain. Comme empereurs et comme auteurs militaires, ils ne présentent qu’une faible idée de la puissance et de la milice des anciens Romains.

Aucun auteur n’a parlé de la milice ancienne sans citer Végèce : beaucoup l’out fait, en parlant de la guerre en général. Le célèbre Montecuculli, le digne émule de Turenne, ne s’est point fait scrupule d’adopter dans les Principes de l’art de la guerre un grand nombre de maximes de Végèce. « On ne peut prudemment, dit ce grand général, hasarder une bataille avec des troupes qui ne sont ni disciplinées ni aguerries. Et qui serait assez fou pour le faire ? Ce ne sera ni Scipion, ni Sempronius, ni Végèce[2]. » A l’autorité de Montecuculli on peut joindre le témoignage d’un très-habile écrivain militaire, le chevalier de Folard. « Si nous lisons Végèce avec toute l’attention qu’il mérite, dit-il dans son Traité des attaque des places[3], nous trouverons que son ouvrage est tout pris de Tite-Live, qu’il a réduit en principes et en méthode autant que le plan qu’il s’était proposé le pouvait permettre ; ce qui n’est pas un petit travail. Il s’est tellement resserré dans son quatrième livre, quoiqu’il le soit trop dans les autres, qu’il écarte une infinité de choses à l’égard de l’attaque et de la défense des places, dont il donne à peine une idée ; comme s’il n’avait écrit que pour ceux de son temps, et que son ouvrage ne dût pas pous-

  1. Végèce ne se donne que pour un abréviateur. Voy. livre Ier, chap. 8.
  2. Liv. II, ch. 2. Il s’agit ici de Scipion Émilien, le destructeur de Numance. On sait qu’il rétablit la discipline militaire dans son armée, en condamnant ses soldats à ne se servir que de la pioche, jusqu’à ce qu’ils eussent appris à manier leurs armes, et recouvré les sentiments d’honneur qu’ils avaient perdus en passant sous le joug. Quant à Sempronius, c’est ce Tibérius Sempronius Gracchus, qui, après les malheurs de la journée de Cannes, sut discipliner et aguerrir en peu de temps une multitude d’esclaves et de gens ramassés. Avec cette armée il battit, dans une surprise de nuit, les alliés d’Annibal, et l’obligea lui-même à lever le siège de eûmes, sans que le Carthaginois pût l’engager à une affaire générale.
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