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IJe JOURNÉE

lui ouvre l’œil de Foy, seroit en danger de devenir d’un ignorant ung infidèle philosophe, car Foy seulement peut monstrer & faire recevoir le bien, que l’homme charnel & animal ne peut entendre.

— Ne voyez vous pas bien, » dist Longarine, « que la terre non cultivée portant beaucoup d’herbes & d’arbres, combien qu’ils soient inutiles, est desirée pour l’espérance qu’elle apportera bon fruict quand il y sera semé ; aussi le cueur de l’homme, qui n’a nul sentiment d’amour aux choses visibles, ne viendra jamais à l’amour de Dieu par la semence de sa parole, car la terre de son cueur est stérile, froide & damnée.

— Voilà pourquoy, » dist Saffredent, « la plus part des Docteurs ne sont spirituels, car ils n’aymeront jamais que le bon vin & chamberières laides & ordes, sans expérimenter que c’est d’aymer dames honnestes.

— Si je sçavois bien parler latin, » dist Simontault, « je vous allégueroye que sainct Jehan dict que celuy qui n’ayme son frère qu’il veoit, comment aimera il Dieu qu’il ne veoit poinct ? car par les choses visibles on est tiré à l’amour des invisibles.

— Mais, » dist Ennasuitte, « quis est ille, & laudabimus eum, ainsi parfaict que vous le dictes ?

— Il y en a, » respondit Dagoucin, qui ayment si fort & si parfaictement qu’ils aymeroient autant mourir que de sentir ung desir contre l’honneur & la conscience de leur Maîtresse, & si ne veullent qu’elles ne autres s’en apperçoivent.

— Ceux-là, » dist Saffredent, « sont de la nature de la camalercite, qui vit de l’aer, car il n’y a homme au monde qui ne desire declairer son amour & de sçavoir estre aymé, & si croy qu’il n’est si forte fiebvre d’ami-