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IIJe JOURNÉE

tueuse que plusieurs grands personnaiges la demandoient en mariage, dont ils avoient froide response : car le père aimoit tant son argent qu’il oublyoit l’advancement de sa fille, & sa Maistresse, comme j’ay dict, luy portoit si peu de faveur qu’elle n’estoit point demandée de ceulx qui se vouloient advancer dans la bonne grâce de la Royne.

Ainsi, par la négligence du père & par le desdaing de sa Maistresse, ceste pauvre fille demeura long temps sans estre maryée, &, comme celle qui se fascha à la longue, non tant pour envie qu’elle eust d’estre mariée que pour la honte qu’elle avoit de ne l’estre poinct, se retira du tout à Dieu, laissant les mondanitez & gorgiasetez de la Court. Son passetemps fut à prier Dieu ou à faire quelques ouvraiges, & en ceste vie ainsy retirée passa ses jeunes ans, vivant tant honnestement & sainctement qu’il n’estoit possible de plus.

Quand elle fut approchée des trente ans, il y avoit ung Gentil homme, bastard d’une bonne & grande Maison, autant gentil compaignon & homme de bien qu’il en fût de son temps, mais la richesse l’avoit du tout delaissé & avoit si peu de beaulté que une Dame, quelle qu’elle fust, ne l’eust pour son plaisir choisy. Ce pauvre Gentil homme estoit demeuré sans party &, comme souvent ung malheureux cherche l’autre, vint aborder ceste