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IJe JOURNÉE

parlé à vous, car, contre toute leur opinion, je tins ferme pour vous avoir, sans regarder ny à vostre pauvreté ny aux remonstrances que ils me faisoient. Et vous ne pouvez ignorer quel traictement j’ay eu de vous jusques icy, & comme vous m’avez aymée & estimée, dont j’ay porté tant d’ennui & de desplaisir que, sans l’ayde de la Dame avecq laquelle vous m’avez mise, je fusse désespérée. Mais à la fin, me voyant grande & estimée belle d’un chascun fors que de vous seul, j’ai commencé à sentir si vivement le tort que vous me tenez que l’amour que je vous portois s’est convertie en haine & le desir de vous obéir en celluy de vengeance. Et sur ce désespoir me trouva ung Prince, lequel, pour obéyr au Roy plus que à l’Amour, me laissa à l’heure que je commençois à sentir la consolation de mes tourmens par ung amour honneste. Et au partir de luy, trouvay cestuy cy qui n’eut point la peine de me prier, car sa beaulté, son honnesteté, sa grace & ses vertuz méritent bien estre cherchées & requises de toutes femmes de bon entendement. À ma requeste, & non à la sienne, il m’a aymée avecq tant d’honnesteté que oncques en sa vie ne me requist chose que l’honneur ne luy peust accorder. Et, combien que le peu d’amour que j’ay occasion de vous porter me donnast excuse de ne vous tenir foy ne loyaulté, l’amour seul que j’ay à Dieu & à mon honneur m’ont jusques icy