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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS

l’usance du temps passé les Grands envoyoient leurs Pages en message, comme on fait bien aujourd’huy, mais alors alloient partout & par pays à cheval, mesme que j’ay ouy dire à nos pères qu’on les envoyoit bien souvent en petites ambassades ; car, en depeschant un Page avec un cheval & une pièce d’argent, on en estoit quitte, & autant espargné. Ce petit Jean de Saintré, car ainsi l’appeloit-on long-temps, estoit fort aimé de son maistre le Roy Jean, car il estoit tout plein d’esprit, fut envoyé souvent porter de petits messages à sa sœur, qui estoit pour lors veufve, le livre ne dit pas de qui. Cette Dame en devint amoureuse après plusieurs messages par luy faits, &, un jour, le trouvant à propos & hors de compagnie, elle l’arraisonna & se mit à demander s’il aimoit point aucune Dame de la Cour, & laquelle luy revenoit le mieux, ainsi qu’est la coustume de plusieurs Dames d’user de ces propos quand elles veulent donner à aucuns la première pointe ou attaque d’amour, comme j’ay veu pratiquer. Ce petit Jean de Saintré, qui n’avoit jamais songé rien moins qu’à l’amour, luy dit que non encore. Elle luy en alla descouvrir plusieurs, & ce qui luy en sembloit : « Encore moins », respondit-il, après luy avoir presché des vertus & loüanges de l’amour. Car, aussi bien de ce temps vieux comme aujourd’huy, aucunes grandes Dames y estoient sujettes, car le monde n’estoit pas fin comme il est & les plus fines tant mieux pour elles, qui en faisoient passer de belles aux marys, mais avec leurs hypocrisies & naïvetez. Cette Dame donc, voyant ce jeune garçon qui estoit de bonne prise, luy va dire qu’elle luy vouloit donner une maistresse qui l’aymeroit bien, mais qu’il la servist bien, & luy fit promettre, avec toutes les hontes du monde qu’il eust sur ce coup, & surtout qu’il fust secret : enfin elle se déclara à luy qu’elle vouloit estre sa dame & amoureuse, car de ce temps ce mot de maistresse ne s’usoit. Ce jeune Page fut fort estonné, pensant qu’elle se moquast ou le voulust faire atrapper ou le faire foüetter. Toutefois elle luy monstra aussitost tant de signes de feu & d’embrasement d’amour qu’il connut que ce n’estoit pas moquerie, luy disant toujours qu’elle le vouloit dresser de sa main & le faire grand. Tant y a que leurs amours & jouissances durèrent longuement, & estant Page & hors de Page, jusques à ce qu’il luy fallut aller à un lointain voyage, qu’elle le changea en un gros, gras Abbé, & c’est le conte que vous voyez en les Nouvelles du monde advantureux d’un Valet de chambre de la Reyne de Navarre, là où vous voyez l’Abbé faire un affront au dit Jean de Saintré, qui estoit si brave & si vaillant ; aussi bien-tost après le rendit-il à M. l’Abbé par bon eschange, & au triple. Ce conte est très-beau &