Page:Marin - Vies choisies des Pères des déserts d'Orient, 1861.djvu/179

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pour continuer ma course et pour arriver heureusement au port. »

Le désert de Chalcis fut donc ce port où il se retira ; mais après y avoir goûté quelque temps le calme de la solitude, le Seigneur, qui voulait l’éprouver et le sanctifier par la tribulation, tempéra les douceurs de son repos par de grandes amertumes. La mort lui enleva Innocent et Hylas, et son cher Héliodore le quitta pour retourner en Italie. À ces tristes séparations, qui firent beaucoup souffrir son cœur, succédèrent diverses maladies dont il fut attaqué ; et enfin dans l’intervalle de ses maux il fut tourmenté de tentations très-fâcheuses, causées par le souvenir des délices de Rome, qui frappaient son esprit bien vivement. Il s’en explique ainsi à la vierge Eustoquie, dans l’excellente lettre qu’il lui écrivit sur la virginité, et qui fit beaucoup de bruit à Rome lorsqu’elle y parut.

« Dans le temps, dit-il, que je demeurais au désert et que je vivais dans cette vaste solitude, qui, brûlée par les ardeurs du soleil, n’a rien que d’affreux pour les solitaires qui l’habitent, combien de fois me suis-je imaginé être à Rome au milieu des délices ! Assis que j’étais tout seul dans le fond de ma retraite, plongé dans un abîme d’amertume, revêtu d’un sac dont la seule vue faisait horreur à la nature, et qui servait à couvrir un corps tout défiguré et une peau toute noire, semblable à celle d’un Éthiopien, toute mon occupation était de passer les jours et les nuits dans les larmes et les gémissements. Étais-je accablé de sommeil et forcé malgré moi d’y succomber, je laissais tomber sur la terre nue un corps qui n’était plus qu’un véritable squelette. Je ne vous dis rien de ma nourriture, car dans le désert les malades mêmes ne boivent que de l’eau, et ils s’imaginent qu’il y a de la délicatesse et de la sensualité à manger