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CHAPITRE iii (suite)

— Avec l’hélice !

— Avec l’hélice, parfaitement.

— Il manque la nacelle.

— J’en ferai faire une.

— Mais, la force, où prendrez-vous la force pour faire agir ce moteur-hélice ?

— Cette force existe assurément dans l’appareil lui-même ; et il doit en rester suffisamment pour aller faire un tour là-bas.

— Comment pouvez-vous savoir cela ?

— Je le sais parce que j’ai observé attentivement sur ce document les dessins qui représentent les hélices. Regarde avec soin, car ces indications sont fort petites. Vois-tu sur la tige qui surmonte les quatre branches de chaque hélice quelques rouages dessinés ?

— Oui, mon oncle.

— Cela veut dire certainement que le moteur est là.

Aperçois-tu également, presque au même endroit, sur toutes les hélices, cette sorte de petit cadran divisé en six parties égales.

— Parfaitement.

— Eh bien, remarque à présent le dessin qui, le premier, représente les deux hélices arrivant à terre. Là, chacun des cadrans est traversé d’une aiguille exactement placée sur la deuxième des six divisions. À mon avis, cela veut dire qu’un sixième seulement de la force a été dépensé pour venir jusqu’à nous.

— Fort bien, répondit Adrien, mais cela signifie peut-être toute autre chose.

— Non, car voici une preuve. Observe le dernier dessin qui représente l’hélice en route pour la Lune. Sur le petit cadran l’aiguille se trouve plus loin, cette fois, entre la seconde et la troisième division. Cela me montre qu’à la moitié du second voyage, celui de retour, un sixième et demi de la force totale a été dépensé en tout. Sur l’hélice abandonnée à terre, l’aiguille n’a pas bougé, elle est restée immobile à la seconde division marquant la dépense d’énergie nécessitée par un seul voyage. La différence d’emplacement des aiguilles est ainsi nettement visible entre ces cadrans, et bien en rapport avec les distances parcourues. As-tu saisi ?

— En effet, j’ai compris ; et vous devez avoir raison, mon oncle.

— Eh bien, tu vois maintenant que je peux mathématiquement croire qu’il reste dans l’hélice abandonnée à terre et trouvée aux « Iris » cinq sixièmes de l’énergie primitive emmagasinée, c’est-à-dire de quoi parcourir cinq fois le trajet de la Terre à la Lune, ou bien encore, si tu le veux, deux fois et demi le voyage aller et retour.

— Et cette force serait emmagasinée ?…

— Dans la partie métallique située au-dessus des branches d’hélice.

— Comment ! une force enfermée comme cela dans un morceau de métal d’un mètre et demi de haut, capable, par sa détente, d’envoyer d’un astre à l’autre, trois fois de suite, aller et retour, s’il vous plaît, un mécanisme de six mètres d’envergure terminé par une nacelle qui me paraît d’une jolie taille ! Bigre ! ça me semble un peu fort, dites donc, mon oncle !


… un gros camion portant un monstrueux fardeau recouvert d’une bâche…

— Il doit y avoir là un mystère, assurément ; peut-être est-ce la solution de ce grand problème : l’accumulation de la force sous un volume extrêmement réduit. Car, enfin, mon cher Adrien, tu ne sais pas quel était le degré d’intelligence et le savoir des habitants de la Lune, même à cette époque ! Notre satellite a vieilli plus vite que la Terre, et les êtres qui ont vécu à sa surface, nés bien avant ceux de notre planète, étaient peut-être déjà parvenus à un degré d’intelligence fort grand lorsque les hommes habitant ici-bas se terraient encore dans les cavernes !

Apprends également que notre savoir à nous autres hommes, aura peut-être encore besoin de milliers d’années de progrès accumulés par les générations successives pour atteindre le niveau de celui des habitants de la Lune d’il y a cinq mille ans !

Alors, il est possible qu’un instrument fabriqué par des êtres aussi supérieurs puisse posséder, sous un volume infime, une réserve de force mécanique capable d’étonner notre esprit enfantin.

— Papa, dit tout à coup Cécile interrompant à son tour, et pour faire fonctionner cela, il faudra savoir ?…

— Ma chère enfant, répondit Agénor, dès demain, lorsque la mécanique sera sous le hangar de la cour, nous étudierons tous les secrets de ses rouages, et nous deviendrons, je l’espère, d’aussi habiles mécaniciens que les mystérieux conducteurs qui ont abandonné sur cette Terre cette non moins mystérieuse machine.

Mais, pendant cette conversation passionnante, la nuit était venue, emplissant d’ombre le cabinet d’études. Dans les ténèbres grandissantes, nos bavards s’agitaient encore, semblables à trois êtres fantastiques. Ils n’avaient même pas pris le temps d’allumer une lumière, trop absorbés qu’ils étaient en leurs explications et discussions multiples, et depuis longtemps déjà l’heure où, d’habitude, ils se couchaient, se trouvait dépassée. Célestin et sa femme qui allaient toujours reposer après leurs maîtres, ne savaient que penser de cette aventure absolument stupéfiante. Quelle agitation ! quel affreux changement dans une vie ordinairement si calme pour tous ! Les deux braves domestiques en restaient atterrés, avec de gros yeux, semblables l’un et l’autre à d’honnêtes et tranquilles grenouilles, horriblement troublées dans leur paisible marécage par la chute d’un gros caillou lancé lourdement.


CHAPITRE iv

Quelques expériences.

Le lendemain, vers une heure de l’après-midi, les passants qui arpentaient les rues d’Orléans pour leurs affaires ou leur plaisir virent passer lentement un gros camion portant un monstrueux fardeau recouvert d’une bâche. Trois chevaux solides tiraient à grands coups de reins le véhicule, qui, lourdement, déambulait sur le pavé gras.

— Ça doit être une machine à vapeur ! disaient les gens en regardant cette chose énorme.

Des gamins, les mains dans les poches, curieux et gouailleurs, suivaient en sifflant ou en causant, et les dames de la ville appelaient en toute hâte leurs enfants et leurs chiens, toutes pâles à la pensée d’un écrasement possible sous les roues.

Dans la rue Royale, la mécanique qui dépassait fortement de la voiture à droite et à gauche faillit emporter un réverbère, et ce fut pendant un bon moment une tempête de voix où se mêlaient les protestations des gens et les jurons du charretier.

Enfin, lourdement, les trois chevaux entrèrent boulevard Rocheplate ; et, là, leur conducteur les arrêta devant une monumentale porte cochère ; c’était l’entrée de la maison d’Agénor Lancette.

Nos lecteurs ont reconnu immediatement,