Page:Marivaux - Œuvres complètes, édition Duviquet, 1825, tome 6.djvu/80

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non plus. Son amie lui demande l’histoire de sa vie, et elle l’écrit à sa manière. Marianne n’a aucune forme d’ouvrage présente à l’esprit. Ce n’est point un auteur, c’est une femme qui pense, qui a passé par différents états, qui a beaucoup vu ; enfin dont la vie est un tissu d’événements qui lui ont donné une certaine connaissance du cœur et du caractère des hommes, et qui, en contant ses aventures, s’imagine être avec son amie, lui parler, l’entretenir, lui répondre ; et dans cet esprit-là, mêle indistinctement les faits qu’elle raconte aux réflexions qui lui viennent à propos de ces faits : voilà sur quel ton le prend Marianne. Ce n’est, si vous voulez, ni celui du roman, ni celui de l’histoire, mais c’est le sien : ne lui en demandez pas d’autre. Figurez-vous qu’elle n’écrit point, mais qu’elle parle ; peut-être qu’en vous mettant à ce point de vue-là, sa façon de conter ne vous sera pas si désagréable.

Il est pourtant vrai que, dans la suite, elle réfléchit moins et conte davantage, mais pourtant réfléchit toujours ; et comme elle va changer d’état, ses récits vont devenir aussi plus curieux, et ses réflexions plus applicables à ce qui se passe dans le grand monde.

Au reste, bien des lecteurs pourront ne pas aimer la querelle du cocher avec madame Dutour. Il y a des gens qui croient au-dessous d’eux de jeter un regard sur ce que l’opinion a traité d’ignoble ; mais ceux qui sont un peu plus philosophes, qui sont un peu moins dupes des distinctions que l’orgueil a mis dans les choses de ce monde, ces gens-là ne seront pas fâchés de voir ce que c’est que l’homme dans un cocher, et ce que c’est que la femme dans une petite marchande.

Seconde partie

Dites-moi, ma chère amie, ne serait-ce point un peu par compliment que vous paraissez si curieuse de voir la suite de mon histoire ? Je pourrais le soupçonner ; car jusqu’ici tout ce que je vous ai rapporté n’est qu’un tissu d’aventures bien simples, bien communes, d’aventures dont le caractère paraîtrait bas et trivial à beaucoup de lecteurs, si je les faisais imprimer. Je ne suis encore qu’une petite lingère, et cela les dégoûterait.

Il y a des gens dont la vanité se mêle de tout ce qu’ils font, même de leurs lectures. Donnez-leur l’histoire du cœur humain dans les grandes conditions, ce devient là pour eux un objet important ; mais ne leur parlez pas des états médiocres, ils ne veulent voir agir que des seigneurs, des princes, des rois, ou du moins des personnes qui aient fait une grande figure. Il n’y a que cela qui existe pour la noblesse de leur goût. Laissez là le reste des hommes : qu’ils vivent, mais qu’il n’en soit pas question. Ils vous diraient volontiers que la nature aurait bien pu se passer de les faire naître, et que les bourgeois la déshonorent.