Page:Marivaux - Œuvres complètes, édition Duviquet, 1830, tome 9.djvu/18

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d’une démarche ferme, d’un regard brusque et aisé ; je leur devinais un cœur dur, à travers l’air tranquille et satisfait de leur visage ; il n’y avait pas jusqu’à leur embonpoint qui ne me choquât. Celui-ci, disais-je, est vêtu simplement, mais dans un goût de simplicité garant de son opulence, et l’on voit bien à son habit que son équipage et ses valets l’attendent à la porte. L’or et l’argent brillent sur les habits de cet autre. Ne rougit-il pas d’étaler sur lui plus de biens que je n’ai de revenu ? Non, disais-je, il n’en rougit point. Je fais le philosophe ici ; mais si j’avais à faire à lui, je verrais s’il a tort de s’habiller ainsi, et si ses habits superbes ne reprendraient pas sur mon imagination les droits que ma morale leur dispute.

C’était donc dans de pareilles pensées que je m’amusais avec moi-même, quand le grand seigneur entra dans la salle. L’homme pour qui je m’intéressais ne se présenta à lui que le dernier. Sa discrétion n’était pas sans mystère ; c’est que son visage indigent n’était pas de mise avec celui de tant de gens heureux. Enfin, il s’avança ; mais le grand seigneur sortait déjà de la salle, quand il l’aborda. Il le suivit donc du mieux qu’il put, car l’autre marchait à grands pas ; je voyais mon homme essoufflé tâcher de vaincre, à force de poitrine, la difficulté de s’exprimer en marchant trop vite ; mais il avait beau faire, il articulait fort mal. Quand on demande des grâces aux puissants de ce monde, et qu’on a le cœur bien placé, on a toujours l’haleine courte. J’entendis le grand seigneur lui répondre, mais sans