Page:Marivaux - Œuvres complètes, édition Duviquet, 1830, tome 9.djvu/19

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regarder, et prêt à monter en carrosse ; la moitié de sa réponse se perdit dans le mouvement qu’il fit pour y monter. Un laquais de six pieds vint fermer la portière, et le carrosse avait déjà fait plus de vingt pas, que mon homme avait encore le cou tendu pour entendre ce que le seigneur lui avait dit.

Supposons à présent que cet homme ait de l’esprit. Croyez-vous en vérité que ce qu’il sentit en se retirant, ne valût pas bien ce que l’auteur le plus subtil pourrait imaginer dans son cabinet en pareil cas ? Allez l’interroger, demandez-lui ce qu’il pense de ce grand seigneur. Il vient d’en essuyer cette distraction hautaine que donne à la plupart des grands le sentiment gigantesque qu’ils ont d’eux-mêmes ; ce seigneur, par un ton de voix indiscret, et sans miséricorde, vient d’instruire toute la salle que cet honnête homme est sans fortune. Quel est encore une fois l’auteur dont les idées ne soient de pures rêveries, en comparaison des sentiments qui vont saisir notre infortuné ?

Grands de ce monde, si les portraits qu’on a faits de vous dans tant de livres, étaient aussi parlans que l’est le tableau sous lequel il vous envisage[1], vous frémiriez de l’injure dont votre orgueil contriste, étonne et désespère la généreuse fierté de l’honnête homme qui a besoin de vous. Ces prestiges de vanité qui vous font oublier qui vous êtes, ces

  1. Le tableau sous lequel il vous envisage. Il faudrait : les traits sous lesquels, etc. On n’envisage pas une personne sous un tableau.