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MADEMOISELLE HABERT, à part : Je n’entends rien à ses politesses.
AGATHE : J’ai trouvé chez lui Monsieur Dumont, que vous connaissez bien, Monsieur de la Vallée.
LA VALLÉE, faisant l’étonné : Monsieur Dumont ?
AGATHE : Oui, ce jeune monsieur qui me fait la cour et que je vous ai dit qui me recherchait, et comme je disais à Monsieur Rémy que ma mère aurait passé chez lui si elle n’avait pas été chez des notaires, il m’a dit avec des mines doucereuses dont j’ai pensé rire de tout mon cœur : « Mademoiselle, n’approuvez-vous pas que nous ayons au premier jour affaire à lui pour nous-mêmes et que j’en parle à Madame Alain ? » et moi je n’ai rien répondu.
LA VALLÉE : Oh ! c’était parler avec esprit.
AGATHE : Ce n’est pas qu’il n’ait de mérite, mais j’en sais qui en ont davantage.
MADEMOISELLE HABERT : On ne saurait en trop avoir pour vous, belle Agathe.
AGATHE : Je m’estime bien glorieuse que vous m’en ayez trouvé assez, Mademoiselle ! (Voyant entrer Monsieur Rémy.) Je vous avais bien dit que Monsieur Rémy ne tarderait pas.


Scène XIII

La Vallée, Mademoiselle Habert, Agathe, Monsieur Rémy.

MONSIEUR RÉMY : Où est donc Madame Alain, Mademoiselle Agathe ?
AGATHE : Oh ! dame ! si je vous avais dit qu’elle est sortie, vous ne seriez peut-être pas venu si tôt. Elle va revenir,
MONSIEUR RÉMY : Je retourne un instant chez moi ; je vais remonter.
AGATHE : Ma mère m’a dit en m’envoyant : « Dis-lui qu’il reste. » Je fermerai plutôt la porte. (Apercevant Madame Alain.) La voilà elle-même.


Scène XIV

La Vallée, Mademoiselle Habert, Agathe, Monsieur Rémy, Madame Alain.

MADAME ALAIN, à Mademoiselle Habert : Monsieur Thibaut va amener un de ses confrères. (À Monsieur Rémy.) Bonjour, Monsieur Rémy ; j’ai à vous parler. (À Agathe.) Agathe, descendez là-bas ; amenez ces messieurs quand ils seront venus, et qu’on renvoie tout le monde.
Agathe sort.
MADEMOISELLE HABERT, à Madame Alain : Nous allons vous laisser avec Monsieur. Vous nous ferez avertir quand vous aurez besoin de nous.
MADAME ALAIN : Sans adieu. (À part, regardant La Vallée sortir avec Mademoiselle Habert.) Le cher bonhomme, il me regrette ; il s’en va tristement avec sa vieille… (À Monsieur Rémy.) Monsieur Rémy, y a-t-il longtemps que vous êtes ici ?
MONSIEUR RÉMY : J’arrive, mais y eût-il une heure, elle serait bien employée puisque je vous vois.
MADAME ALAIN : Toujours des douceurs ; vous recommencez toujours.
MONSIEUR RÉMY : C’est que vous ne cessez pas d’être aimable.
MADAME ALAIN : Patience, je me corrigerai avec le temps… Je vous demande un petit service pour une affaire que je tiens cachée.
MONSIEUR RÉMY : De quoi s’agit-il ?
MADAME ALAIN : D’un mariage, où je vous prie d’être témoin.
MONSIEUR RÉMY, d’un ton vif : Si c’est pour le vôtre, je n’en ferai rien. Je n’aiderai jamais personne à vous épouser. Serviteur !
Il va pour sortir.
MADAME ALAIN : Où va-t-il ? À qui en avez-vous, Monsieur l’emporté ? ce n’est pas pour moi.
MONSIEUR RÉMY : C’est donc pour Mademoiselle Agathe ?
MADAME ALAIN : Non.
MONSIEUR RÉMY : Il n’y a pourtant que vous deux à marier dans la maison.
MADAME ALAIN : Raisonnablement parlant, vous dites assez vrai.
MONSIEUR RÉMY : Comment ! serait-ce pour cette demoiselle Habert à qui vous avez loué depuis trois semaines ?
MADAME ALAIN : Je ne parle pas.
MONSIEUR RÉMY : Je vous entends ; c’est pour elle.
MADAME ALAIN : Je me tais tout court. Je pourrais vous le dire puisqu’on va signer le contrat et que vous y serez, mais je ne parle pas ; en fait de secret confié, il ne faut se rien permettre.
MONSIEUR RÉMY : Mais si je devine ?
MADAME ALAIN : Ce ne sera pas ma faute.
MONSIEUR RÉMY : Il me sera permis d’en rire ?
MADAME ALAIN : C’est une liberté que j’ai pris la première !
MONSIEUR RÉMY : Et pourquoi se cacher ?
MADAME ALAIN : Oh ! pour celui-là, il m’est permis de le dire ; c’est pour éviter les reproches d’une famille qui ne serait pas contente de lui voir prendre un mari tout des plus jeunes.
MONSIEUR RÉMY : Ce mari ressemble bien à son petit cousin La Vallée !
MADAME ALAIN : Ils ne sont pas cousins.
MONSIEUR RÉMY : Ah ! ils ne sont pas ?
MADAME ALAIN : Pas plus que vous et moi. Au reste, vous soupez ici, je vous en avertis.
MONSIEUR RÉMY : Tant mieux ; j’aime la comédie ! Mais je vais dire chez moi que je suis retenu pour un mariage.
MADAME ALAIN : Faites donc vite ; les notaires vont arriver ; ils seront discrets ; il y en a un dont je suis bien sûre : c’est Monsieur Thibaut, qui va épouser la fille de Monsieur Constant, à qui il ne dit qu’il paiera sa charge des deniers de la dot — ce qu’il n’ignore pas que je sais ; ce fut feu mon mari qui ajusta l’affaire de la charge.
MONSIEUR RÉMY : Adieu. Dans un instant je suis à vous.
Il sort.
MADAME ALAIN, seule : Il a soupçonné fort juste, quoique je ne lui aie rien dit.