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LA VALLÉE : La nôtre n’attend rien. (Bas, à Madame Alain.) Ne donnez pas dans le panneau.
MADAME ALAIN, à La Vallée, de même : Paix ! (Au Neveu.) Où sont ces choses singulières que vous devez m’apprendre, qui, apparemment, ne lui sont pas favorables ? et je conclus que vous n’êtes pas son ami autant que vous le dites.
LA VALLÉE : Et que vous ne marchez pas droit en besogne.
LE NEVEU, à part : Jouons d’adresse. (À Madame Alain.) Vous m’excuserez, Madame ; il est très vrai que j’ai à lui parler et que je suis son ami ; et c’est cette amitié qui veut la détourner d’un mariage qui déplaît à sa famille et qui n’est pas supportable.
LA VALLÉE, bas, à Madame Alain : Il va encore de travers.
MADAME ALAIN : Venons d’abord aux choses singulières : c’est le principal.
LE NEVEU : Mettez-vous à ma place ; ne dois-je point savoir avant de vous les confier si la personne qui loge chez vous est celle que je cherche ? Donnez-moi du moins quelque idée de la vôtre ?
LA VALLÉE : C’est une fille qui se marie : voilà tout.
MADAME ALAIN : Il y a un bon moyen de s’en éclaircir, et bien court. Ne cherchez-vous pas une jeune fille ? Vous m’en avez tout l’air. Répondez.
LE NEVEU : Jeune… oui, Madame. Est-ce que la vôtre ne l’est pas ?
MADAME ALAIN : Eh ! vraiment non ; c’est une fille âgée ; voilà une grande différence et tout le reste va de même. Nous n’avons pas ce qu’il vous faut. Je gage aussi que votre demoiselle a père et mère.
LE NEVEU : J’en demeure d’accord.
MADAME ALAIN : Vous voyez bien que rien ne se rapporte.
LE NEVEU : La vôtre n’a donc plus ses parents ?
MADAME ALAIN : Elle n’a qu’une sœur avec qui elle a passé sa vie.
LA VALLÉE, bas, à Madame Alain : Le cœur me dit que vous me coupez la gorge.
MADAME ALAIN, de même, à La Vallée : Votre cœur rêve.
LE NEVEU : Nous n’y sommes plus. La mienne est blonde et n’a qu’une tante.
MADAME ALAIN : Hé bien ! la nôtre est brune et n’a qu’un neveu.
LA VALLÉE, bas, à Madame Alain : Ni la sœur ni le neveu n’avaient que faire là ; je ne les aurais pas déclarés.
MADAME ALAIN : Avec qui la vôtre se marie-t-elle ?
LE NEVEU : Avec un veuf de trente ans, homme assez riche, mais qui ne convient point à la famille.
MADAME ALAIN, montrant La Vallée : Et voilà le futur de la nôtre.
LA VALLÉE, à part : Le porteur dira le reste !
LE NEVEU : En voilà assez, Madame ; je me rends ; ce n’est point ici qu’on trouvera Mademoiselle Dumont.
MADAME ALAIN : Non ; il faut que vous vous contentiez de Mademoiselle Habert, qui a peur de son côté et que je vais rassurer, en l’avertissant qu’elle n’a rien à craindre.
LA VALLÉE, à part : C’est pour nous achever… Tout est décousu.
MADAME ALAIN, appelant Mademoiselle Habert : Paraissez, notre amie ! Venez rire de la frayeur de Monsieur de la Vallée.


Scène XIX

Madame Alain, La Vallée, Le Neveu de Mademoiselle Habert, Mademoiselle Habert.

MADEMOISELLE HABERT : Hé bien ! Madame, de quoi s’agissait-il ? d’avec qui sortez-vous ? (Elle aperçoit son neveu.) Que vois-je ? c’est mon neveu.
Elle se sauve.


Scène XX

Madame Alain, La Vallée, Le Neveu de Mademoiselle Habert, Mademoiselle Habert.

MADAME ALAIN : Son neveu ! (Au Neveu.) Votre tante ?
LE NEVEU : Oui, Madame.
LA VALLÉE, à part : J’étais devin.
MADAME ALAIN : Ne rougissez-vous pas de votre fourberie ?
LE NEVEU : Écoutez-moi et ne vous fâchez pas. Votre franchise naturelle et louable, aidée d’un peu d’industrie de ma part, a causé cet événement. Avec une femme moins vraie, je ne tenais rien.
MADAME ALAIN : Cette bonne qualité a toujours été mon défaut et je ne m’en corrige point. Je suis outrée.
LE NEVEU : Vous n’avez rien à vous reprocher.
LA VALLÉE : Que d’avoir eu de la langue.
MADAME ALAIN, à La Vallée : N’ai-je pas été surprise ?
LE NEVEU : N’ayez point de regret à cette aventure. Profitez au contraire de l’occasion qu’elle vous offre de rendre service à d’honnêtes gens et ne vous prêtez plus à un mariage aussi ridicule et aussi disproportionné que l’est celui-ci.
LA VALLÉE, au Neveu : Qu’y a-t-il donc tant à dire aux proportions ? Ne sommes-nous pas garçon et fille ?
LE NEVEU, à La Vallée : Taisez-vous, Jacob.
MADAME ALAIN : Comment, Jacob ! on l’appelle Monsieur de la Vallée.
LE NEVEU : C’est sans doute un nom de guerre que ma tante lui a donné.
LA VALLÉE : Donné ! qu’il soit de guerre ou de paix, le beau présent !
LE NEVEU : Son véritable est Jacques Giroux, petit berger, venu depuis sept ou huit mois de je ne sais quel village de Bourgogne, et c’est de lui-même que mes tantes le savent.
LA VALLÉE : Berger, parce qu’on a des moutons.
LE NEVEU : Petit paysan, autrement dit ; c’est même chose.
LA VALLÉE : On dit paysan, nom qu’on donne à tous les gens des champs.
MADAME ALAIN : Petit paysan ! petit berger ! Jacob ! Qu’est-ce donc que tout cela, Monsieur de la Vallée ? car, enfin, les parents auraient raison…