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LA VALLÉE : Je vous réponds qu’on arrange cette famille-là bien malhonnêtement, Madame Alain, et que, sans la crainte du bruit et le respect de votre maison et du cabinet où il y a du monde…
LE NEVEU : Hem ! que diriez-vous, mon petit ami ? Pouvez-vous nier que vous êtes arrivé à Paris avec un voiturier, frère de votre mère ?
LA VALLÉE : Quand vous crieriez jusqu’à demain, je ne ferai point d’esclandre.
LE NEVEU : De son propre aveu, c’était un vigneron que son père.
LA VALLÉE : Je me tais ; le silence ne m’incommode pas, moi.
LE NEVEU : Il ne saurait nier que ces demoiselles avaient besoin d’un copiste pour mettre au net nombre de papiers et que ce fut un de ses parents, qui est un scribe, qui le présenta à elles.
MADAME ALAIN : Quoi ! un de ces grimauds en boutique, qui dressent des écriteaux et des placets ?
LE NEVEU : C’est ce qu’il y a de plus distingué parmi eux, et le petit garçon sait un peu écrire, de sorte qu’il fut trois semaines à leurs gages, mangeant avec une gouvernante qui est au logis.
MADAME ALAIN : Oh ! diantre ; il mange à table à cette heure.
LA VALLÉE, à Madame Alain : Quelles balivernes vous écoutez là !
LE NEVEU, à La Vallée : Hem ! vous raisonnez, je pense.
LA VALLÉE, au Neveu : Je ne souffle pas. Chantez mes louanges à votre aise.
MADAME ALAIN : Il m’a pourtant fait l’amour, le petit effronté !
LE NEVEU : Il est bien vêtu ; c’est sans doute ma tante qui lui a fait faire cet habit-là, car il était en fort mauvais équipage au logis.
LA VALLÉE : C’est que j’avais mon habit de voyage.
LE NEVEU : Jugez, Madame, vous qui êtes une femme respectable, et qui savez ce que c’est que des gens de famille…
MADAME ALAIN : Oui, Monsieur. Je suis la veuve d’un honnête homme extrêmement considéré pour son habileté dans les affaires, et qui a été plus de vingt ans secrétaire de président. Ainsi, je dois être aussi délicate qu’une autre sur ces matières.
LA VALLÉE, à part : Ah ! que tout cela m’ennuie.
LE NEVEU : Mademoiselle Habert a eu tort de fuir ; elle n’avait à craindre que des représentations soumises. Je ne désapprouve pas qu’elle se marie ; toute la grâce que je lui demande, c’est de se choisir un mari que nous puissions avouer, qui ne fasse pas rougir un neveu plein de tendresse et de respect pour elle, et qui n’afflige pas une sœur à qui elle est si chère, à qui sa séparation a coûté tant de larmes.
LA VALLÉE, à part : Oh ! le madré crocodile.
MADAME ALAIN, au Neveu : Je ne m’en cache pas, vous me touchez ; les gens comme nous doivent se soutenir ; j’entre dans vos raisons.
LA VALLÉE, à part : Que j’en rirais, si j’étais de bonne humeur !
MADAME ALAIN : Je vais parler à Mademoiselle Habert en attendant que vous ameniez sa sœur. Rien ne se terminera aujourd’hui. Laissez-moi agir.
LE NEVEU : Vous êtes notre ressource et nous nous reposons sur vos soins, Madame.
Il sort.


Scène XXI

Madame Alain, La Vallée

LA VALLÉE : Eh bien ! que vous dit le cœur ?
MADAME ALAIN : Ce n’est pas vous que je blâme, Jacob ; mais il n’y a pas moyen d’être, pour un petit berger. (Elle va ouvrir la porte du cabinet. Aux notaires.) Messieurs, vous pouvez revenir ici.


Scène XXII

Madame Alain, La Vallée, Monsieur Thibaut, Mademoiselle Habert, Le Second Notaire.

MONSIEUR THIBAUT : Procédons…
MADAME ALAIN : Non, Messieurs ; il n’est plus question de cela ; il n’y a point de mariage ; il est du moins remis.
MADEMOISELLE HABERT : Comment donc ? Que voulez-vous dire ?
MADAME ALAIN : Demandez à votre copiste.
MADEMOISELLE HABERT : Mon copiste ! Parlez donc, Monsieur de la Vallée.
LA VALLÉE : Dame ! c’est la besogne du parent que vous savez ; c’est lui qui a retourné la tête.
MADEMOISELLE HABERT : Oh ! je l’ai prévu !
MADAME ALAIN : Ne m’entendez-vous pas, ma chère amie ? un petit Jacob qui mangeait à l’office, un cousin scribe, un oncle voiturier, un vigneron… Dispensez-moi de parler. Ce n’est pas là un parti pour vous, Mademoiselle Habert.
L’AUTRE NOTAIRE : Si vous êtes Mademoiselle Habert, je connais votre neveu ; c’est un jeune homme estimable et qui, de votre aveu même, est sur le point d’épouser la fille d’un de mes amis ; ainsi, trouvez bon que je ne prête point mon ministère pour un mariage qui peut lui faire tort.
Il sort.
MONSIEUR THIBAUT : Je suis d’avis de me retirer aussi. (Il salue Madame Alain.) Adieu, Madame.
LA VALLÉE, à part : Quel désarroi !
MADEMOISELLE HABERT, à Monsieur Thibaut : Hé ! Monsieur, arrêtez un instant, je vous en supplie. (À Madame Alain.) Ma chère Madame Alain, retenez du moins Monsieur Thibaut. Souffrez que je vous dise un mot avant qu’il nous quitte !
LA VALLÉE, à Madame Alain : Rien qu’un mot, pour