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vous raccommoder l’esprit. Vous me vouliez tant de bien ; souvenez-vous-en.
MADAME ALAIN : Hélas ! j’y consens ; je ne suis point votre ennemie. (À Monsieur Thibaut.) Ayez donc la bonté de rester, Monsieur Thibaut.
MONSIEUR THIBAUT : Il n’est point encore sûr que vous ayez affaire de moi. En tous cas, je repasserai ici dans un quart d’heure.
MADEMOISELLE HABERT, à Monsieur Thibaut : Je vous en conjure. (À La Vallée.) Cette femme est faible et crédule ; regagnons-la.


Scène XXIII

Madame Alain, La Vallée, Mademoiselle Habert.

MADAME ALAIN : Que je vous plains, ma chère Mademoiselle Habert ! Que tout ceci est désagréable pour moi ! Ce neveu qui paraît vous aimer est d’une tristesse…
MADEMOISELLE HABERT : Est-il possible que vous vous déterminiez à me chagriner sur les rapports d’un homme qui vous doit être suspect, qui a tant d’intérêt à les faire faux, qui est mon neveu enfin, et de tous les neveux le plus avide ? Ne reconnaissez-vous pas les parents ? Pouvez-vous vous y méprendre, avec autant d’esprit que vous en avez ?
Elle se met à pleurer.
LA VALLÉE : Remplie de sens commun comme vous l’êtes.
MADAME ALAIN : Calmez-vous, Mademoiselle Habert ; vous m’affligez. Je ne saurais voir pleurer les gens sans faire comme eux.
LA VALLÉE, sanglotant : Se peut-il que ce soit Madame Alain qui nous maltraite…
MADAME ALAIN, pleurant : Doucement ; le moyen de nous expliquer si nous pleurons tous ! Je sais bien que tous les neveux et les cousins qui héritent ne valent rien, mais on croit le vôtre. Il approuve que vous vous mariiez, il n’y a que Jacob qui le fâche, et il n’a pas tort. Jacob est joli garçon, un bon garçon, je suis de votre avis ; ce n’est pas que je le méprise ; on est ce qu’on est ; mais il y a une règle dans la vie ; on a rangé les conditions, voyez-vous ; je ne dis pas qu’on ait bien fait, c’est peut-être une folie, mais il y a longtemps qu’elle dure, tout le monde la suit, nous venons trop tard pour la contredire ; c’est la mode, on ne la changera pas, ni pour vous ni pour ce petit bonhomme. En France et partout, un paysan n’est qu’un paysan, et ce paysan n’est pas pour la fille d’un citoyen bourgeois de Paris.
MADEMOISELLE HABERT : On exagère, Madame Alain.
LA VALLÉE : Je suis calomnié, ma chère dame.
MADAME ALAIN : Vous ne vous êtes pas défendu.
LA VALLÉE : J’avais peur du tapage.
MADEMOISELLE HABERT : Il n’a pas voulu faire de vacarme.
LA VALLÉE : Récapitulons les injures. Il m’appelle paysan :on père est pourtant mort le premier marguillier du lieu ; personne ne m’ôtera cet honneur.
MADEMOISELLE HABERT : Ce sont d’ordinaire les principaux d’un bourg ou d’une ville qu’on choisit pour cette fonction.
MADAME ALAIN : Je l’avoue ; je ne demande pas mieux que d’avoir été trompée. Mais le père vigneron ?
LA VALLÉE : Vigneron, c’est qu’il avait des vignes, et n’en a pas qui veut.
MADEMOISELLE HABERT : Voilà comme on abuse des choses !
MADAME ALAIN : Mais vraiment, des vignes, comtes, marquis, princes, ducs, tout le monde en a, et j’en ai aussi.
LA VALLÉE : Vous êtes donc une vigneronne.
MADAME ALAIN : Il n’y aurait rien de si impertinent !
LA VALLÉE : J’ai, dit-il, un oncle qui mène des voitures ; encore une malice : il les fait mener. Le maître d’un carrosse et le cocher sont deux ; cet oncle a des voitures, mais les voitures et les meneurs sont à lui. Qu’y a-t-il à dire ?
MADAME ALAIN, à Mademoiselle Habert : Qu’est-ce que cela signifie ? Quoi ! c’est ainsi que votre neveu l’entend ! Mon beau-père avait bien vingt fiacres sur la place ; il n’était donc pas de bonne famille, à son compte ?
LA VALLÉE : Non ; votre mari était fils de gens de rien ; vous avez perdu votre honneur en l’épousant.
MADAME ALAIN : Il en a menti ! Qu’il y revienne !… Mais, Monsieur de la Vallée, vous n’avez rien dit de cela devant lui.
LA VALLÉE : Je n’osais me fier à moi : je suis trop violent.
MADEMOISELLE HABERT : Ils se seraient peut-être battus.
MADAME ALAIN : Voyez le fourbe avec son copiste !
MADEMOISELLE HABERT : Eh ! c’était par amitié qu’il copiait ; nous l’en avions prié.
LA VALLÉE : Ces demoiselles me dictaient ; elles se trompaient, je me trompais aussi, tantôt mon écriture montait, tantôt elle descendait, je griffonnais. Et puis, c’était à rire de Monsieur Jacob !
MADEMOISELLE HABERT : L’étourdi !
MADAME ALAIN : Et pourquoi ce nom de Jacob ?
MADEMOISELLE HABERT : C’est que, dans les provinces, c’est l’usage de donner ces noms-là aux enfants dans les familles.
MADAME ALAIN : À parler franchement, j’avoue que j’ai été prise pour dupe et je suis indignée. Je laisse là les autres articles, qui ne doivent être aussi que des impostures. Ah ! le méchant parent !… Il nous manque un notaire. Allez vous tranquilliser dans votre chambre et que Monsieur de la Vallée ne s’écarte pas. Je veux que votre sœur vous trouve mariée, et je vais pourvoir à tout ce qu’il vous faut.
LA VALLÉE : Il y a de bons cœurs, mais le vôtre est charmant.
MADAME ALAIN, à La Vallée : Allez, vous en serez content. (Seule.) Dans le fond, j’avais été trop vite.