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Page:Marivaux - Théâtre complet (extraits), 1967.djvu/17

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Scène XXIV

Madame Alain, Agathe.

AGATHE : J’ai quelque chose à vous dire, ma mère.
MADAME ALAIN : Oh ! vous prenez bien votre temps ! Que vous est-il arrivé avec votre air triste ? venez-vous m’annoncer quelque désastre ?
AGATHE : Non, ma mère.
MADAME ALAIN : Eh bien ! attendez. J’ai un billet à écrire, et vous me parlerez après.


Scène XXV

Madame Alain, Agathe, Monsieur Thibaut.

MONSIEUR THIBAUT : Vous voyez que je vous tiens parole, Madame.
MADAME ALAIN : Vous me faites grand plaisir. Je vous laisse pour un instant. (À Agathe.) Ma fille, faites compagnie à Monsieur ; je reviens.
(Elle sort.)
MONSIEUR THIBAUT : Apparemment que la partie est renouée et que le mariage se termine.
AGATHE : Je n’en sais rien. J’ai empêché Monsieur Rémy de sortir, mais si vous en avez envie, je vais vous ouvrir la porte ; vous vous en irez tant qu’il vous plaira.
MONSIEUR THIBAUT : Vous êtes fâchée. Est-ce que ce mariage vous déplaît ?
AGATHE : Sans doute ; c’est un malheur pour cette fille-là d’épouser un petit fripon qui ne l’aime point et qui, encore aujourd’hui, faisait l’amour à une autre pour l’épouser.
MONSIEUR THIBAUT : À vous, peut-être ?
AGATHE, en colère : À moi, Monsieur ! il n’aurait qu’à y venir, l’impertinent qu’il est ! c’est bien à un petit rustre comme lui qu’il appartient d’aimer des filles de ma sorte ; vous croyez donc que j’aurais écouté un homme de rien ! Car je sais tout du neveu.
MONSIEUR THIBAUT : Non, sans doute ; on voit bien à la colère où vous êtes que vous ne vous souciez pas de lui.
AGATHE : Je soupçonne que vous vous moquez de moi, Monsieur Thibaut.
MONSIEUR THIBAUT : Ce n’est pas mon dessein.
AGATHE : Vous auriez grand tort ; ce n’est que par bon caractère que je parle. J’avoue aussi que je suis fâchée, mais vous verrez que j’ai raison ; je dirai tout devant vous à ma mère.


Scène XXVI

Agathe, Monsieur Thibaut, Madame Alain.

MADAME ALAIN : Pardon, Monsieur Thibaut. J’ai écrit à Monsieur Lefort, votre confrère ; c’est un homme riche, fier, et qui salue si froidement tout ce qui n’est pas notaire… Savez-vous ce que j’ai fait ? Je lui ai écrit que vous le priez de venir.
MONSIEUR THIBAUT : Il n’y manquera pas. (Désignant Agathe.) Voilà Mademoiselle Agathe qui se plaint beaucoup du prétendu.
MADAME ALAIN : Du prétendu ? Vous, ma fille ?
AGATHE : Quoi ! ma Mère, ce mariage n’est pas rompu ! Mademoiselle Habert ne sait donc pas que ce La Vallée est de la lie du peuple ?
MADAME ALAIN : Est-ce que le neveu vous a aussi gâté l’esprit ? vous avez là un plaisant historien. De quoi vous embarrassez-vous ?
MONSIEUR THIBAUT, malicieux : Elle n’en parle que par bon caractère.
AGATHE : Et puis c’est que ce La Vallée m’a fait un affront qui mérite punition.
MONSIEUR THIBAUT : Oh ! ceci devient sérieux !
MADAME ALAIN, inquiète : Un affront, petite fille ! Eh ! de quelle espèce est-il ? Mort de ma vie, un affront !
MONSIEUR THIBAUT : Puis-je rester ?
MADAME ALAIN : Je n’en sais rien. Que veut-elle dire ?
AGATHE : Il m’a fait entendre qu’il allait vous parler pour moi.
MADAME ALAIN : Après ?
AGATHE : Je crus de bonne foi ce qu’il me disait, ma mère.
MADAME ALAIN : Après ?
AGATHE : Et il sait bien que je l’ai cru.
MADAME ALAIN : Ensuite ?
AGATHE : Hé mais ! voilà tout. N’est-ce pas bien assez ?
MONSIEUR THIBAUT : Ce n’est qu’une bagatelle.
MADAME ALAIN, soulagée : Cette innocente avec son affront ! Allez, vous êtes une sotte, ma fille. Il m’a dit que c’est qu’il n’a pu vous désabuser sans trahir son secret et vous y avez donné comme une étourdie. Qu’il n’y paraisse pas, surtout. Allez, laissez-moi en repos.
AGATHE : Il a même porté la hardiesse jusqu’à me baiser la main.
MADAME ALAIN : Que ne la retiriez-vous, Mademoiselle ! Apprenez qu’une fille ne doit jamais avoir de mains.
MONSIEUR THIBAUT : Passons les mains, quand elles sont jolies.
MADAME ALAIN : Ce n’est pas lui qui a tort ; il fait sa charge. Apprenez aussi, soit dit entre nous, que La Vallée songeait si peu à vous que c’est moi qu’il aime ; qu’il m’épouserait si j’étais femme à vous donner un beau-père.
AGATHE : Vous, ma mère ?
MADAME ALAIN : Oui, Mademoiselle, moi-même. C’est à mon refus qu’il se donne à Mademoiselle Habert qui, heureusement pour lui, s’imagine qu’il l’aime et à qui je vous défends d’en parler, puisque le jeune homme n’a rien. Oui, je l’ai refusé, quoiqu’il m’ait baisé la main aussi bien qu’à vous, et de meilleur cœur, ma fille. Retirez-vous ; tenez-vous là-bas et renvoyez toutes les visites.
AGATHE, à part, en sortant : La Vallée me le paiera pourtant.