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CHAPITRE IV.

Mlle DE ROCHEBRUNE.


Il est temps de revenir à notre héroïne que la fumée des combats nous a fait perdre de vue.

On se rappelle que le capitaine Brown l’avait enlevée du carrosse de Mme Péan au moment où la voiture, qui regagnait la ville, passait en arrière du parc de l’intendance.

L’éclair du coup de pistolet de Brown avait ébloui Berthe, dont les yeux s’étaient fermés en voyant chanceler Raoul. Ce qui suivit ensuite ne lui fut plus qu’un rêve pénible et confus : un cliquetis d’armes ; Beaulac entraîné garrotté ; Lavigueur jurant Dieu et terrassé ; elle-même arrachée du siège de la voiture et emportée dans une course échevelée par un homme inconnu ; des chaloupes, des clameurs et des coups de feu sur le rivage ; un grand cri d’effroi sur les eaux noires, puis rien… si ce n’est le brouillard d’un long sommeil étendu comme un voile épais sur tous ces souvenirs épars.

Il était grand jour quand elle reprit connaissance. Elle en jugea de la sorte par un faisceau de rayons de soleil qui pénétraient à travers une étroite ouverture dans l’endroit resserré où elle se trouvait.

Elle se souleva machinalement sur le cadre où elle était couchée, et approcha ses yeux de l’épaisse vitre ronde qui donnait accès à la lumière du jour. En regardant de haut en bas, elle ne vit que les sillons mouvants des vagues verdâtres. Deux frégates se dressaient en face, dont les sabords entr’ouverts laissaient passer le long cou des canons.

Durant quelques minutes, sa pensée flotta dans le vague, comme ces flocons de brume que l’on voit glisser le matin sur un lac au lever du soleil.

Bientôt, cependant, à l’aide des lambeaux de souvenirs qu’elle parvint à rattacher ensemble, elle reconstruisit en partie les événements de la veille. Elle se ressouvint d’avoir vu tomber Raoul. L’éclair du coup de feu repassa devant ses yeux. Alors elle jeta un grand cri et se renversa sur sa couche. Avec cette sensibilité des femmes qui sont toujours prêtes à tirer tout d’abord les conséquences les plus désastreuses du moindre accident, elle se dit que son amant était mort. Puis elle sentit son corset devenir trop étroit pour sa poitrine gonflée de sanglots, et lui broyer le cœur. Il lui sembla qu’elle étouffait et elle perdit de nouveau connaissance.

Lorsqu’on vint lui apporter à dîner sur le midi, on la trouva en proie à un affreux délire. Le chirurgien du vaisseau, qui fut immédiatement appelé auprès de la prisonnière, constata qu’une fièvre cérébrale des plus violentes venait de s’emparer de Berthe.

Elle était si belle dans le désordre du délire, avec les masses de ses cheveux bruns déroulés autour de sa figure animée par la fièvre, son malheur était si touchant que le vieux médecin fut pris aussitôt d’une profonde commisération pour la pauvre enfant. Il songea à sa fille unique qu’il avait laissée en Angleterre ; et à la pensée que son enfant chérie pourrait peut-être, par suite de circonstances analogues, se trouver dans la même position que la jeune femme qu’il avait devant lui, il ressentit un de ces frissons nerveux qui secouent les larmes et les amènent aux paupières. Aussitôt il s’empressa de prodiguer les soins les plus assidus à la jeune patiente que le hasard lui avait envoyée.

Pendant plusieurs jours elle fut en grand péril de mort : mais enfin la force de la sève de jeunesse, ainsi que les attentions habiles du médecin, triomphèrent du mal, et Berthe revint à la vie.

Elle n’était cependant encore que convalescente, lorsque le capitaine du vaisseau sur lequel on la retenait, reçut ordre de remonter le fleuve de concert avec deux autres bâtiments de guerre.

Les trois vaisseaux parvinrent, comme on l’a vu, à doubler le Cap-aux-Diamants, après avoir toutefois essuyé le feu le plus vif des batteries de la ville.

Ce que la pauvre enfant dut éprouver de terreurs et d’angoisses, on se l’imaginera facilement quand on saura que le seul bâtiment où elle était reçut plus de vingt boulets dans sa coque. Comme les marins anglais répondaient à nos artilleurs, Berthe sentait le vaisseau trembler à chaque bordée, tandis que les craquements du bois que trouaient nos boulets arrivaient jusqu’à ses oreilles.

On conçoit que l’ébranlement nerveux causé par toutes ces émotions n’était guère de nature à hâter la guérison complète de Mlle de Rochebrune. Aussi sa convalescence en fût-elle bien ralentie, et l’on verra bientôt quelles suites funestes tous ces chocs produisirent dans son organisation affaiblie.

Maintenant, si l’on veut se faire une idée de toutes les phases désolantes par lesquelles la pauvre enfant dut passer, qu’on se figure un peu la triste position d’une jeune fille au milieu de figures étrangères, ou plutôt ennemies, et n’ayant personne avec qui elle pût se distraire par la conversation, si ce n’est le vieux médecin auquel son âge, encore plus que sa sympathie pour elle, donnait un libre accès auprès de Berthe.

Une fois que l’on aura compris tout ce que cet isolement avait de pénible, qu’on s’imagine les angoisses que Mlle de Rochebrune devait éprouver en songeant aux dangers incalculables auxquels son fiancé se trouvait exposé dans les combats. Car elle avait appris par l’entremise du docteur qui avait couru aux informations, que son fiancé, loin d’être mort, s’était échappé avec Lavigueur d’entre les mains des Anglais. Le reverrait-elle un jour ? Ou était-il écrit dans le grand livre du destin qu’ils ne se retrouveraient qu’au ciel ? Dans cette perplexité poignante où son esprit, exalté par des souffrances antérieures, se heurtait sans relâche aux angles de doutes cruels, son pauvre cœur se meurtrissait de plus en plus sous l’étreinte des ongles, de fer de la fatalité. Ce vautour semblait ne pouvoir se résigner à lâcher la proie dans laquelle il avait enfoncé ses serres, alors encore qu’elle n’était qu’une enfant.

Elle demanda bien au docteur de faire transmettre une lettre à sa vieille parenté, Mlle de Longpré. Mais celui-ci ne put en