Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/87

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Il se replia sur Montréal, en disséminant dans les campagnes ses troupes qu’il ne pouvait plus tenir réunies faute de vivres. C’étaient les derniers lambeaux de notre gloire que la fatalité dispersait.

Ensuite, nous ne marchâmes que de malheurs en désastres ; tant qu’enfin, le 8 septembre 1760, Montréal, défendu seulement par 3 000 hommes et douze pièces de canons, et dépourvu de fortifications, se vit entouré par les trois corps d’armée des généraux Amherst et Murray, et du brigadier Haviland, qui disposaient de plus de 17 000 hommes et d’une artillerie considérable.

Il ne nous restait plus de vivres que pour quinze jours et de poudre que pour un combat.

M. de Vaudreuil assembla le conseil de guerre, auquel Bigot soumit un projet de capitulation. La situation était si désespérée que les officiers furent de l’avis de l’intendant, dont les plans diaboliques réussissaient enfin ; à l’exception de M. de Lévis, qui voulait se retirer dans l’île Sainte-Hélène et s’y défendre jusqu’à la mort.

M. de Vaudreuil s’opposa à cette folie sublime, et l’on capitula.

C’est ainsi que se termina cette lutte de cent cinquante ans pour la possession de la Nouvelle-France, qui tombait enfin sous la puissance de l’Angleterre par la capitulation du 8 Septembre 1760.

En inscrivant ce traité, là-haut, l’ange qui tient les registres de Dieu laissa tomber une larme sur une malheureuse colonie si croyante et si dévouée à la mère-patrie. Ce céleste pleur descendit sur le front de nos pères comme la rosée d’un nouveau baptême dont la vertu surnaturelle devait les aider, ainsi que leur postérité, à braver impunément les sentiments hostiles de races étrangères au milieu desquelles nous jetait, sans défense aucune, l’abandon de la France. Et voilà comment il se fait que nous marchons aujourd’hui la tête haute à côté des vainqueurs, qui n’ont pu réussir à arracher de notre diadème ces deux joyaux indispensables à la couronne d’un peuple, la langue et la religion de ses aïeux.


Par une fraîche et radieuse matinée du mois d’octobre 1760, un assez grand concours de commères et de flâneurs se portait à la petite église des Ursulines, qui était la seule, à Québec, où l’on pouvait faire l’office, les autres ayant été complètement ou en partie détruites par le bombardement.[1]

Tous les regards étaient tournés vers la grande porte, bien lente à s’ouvrir au gré des curieuses qui, le nez en l’air et le poing sur la hanche, n’en perdaient cependant pas un coup de langue.

— Est-elle belle, la chère demoiselle ! s’écriait l’une des vieilles femmes, dont l’aigre voix planait au-dessus du caquetage de ses voisines. Est-ce que vous l’avez vue quand elle est entrée dans l’église ?

— Et le marié, donc, disait une autre, a-t-il bonne mine un peu ? Ce beau regard qu’il nous a jeté. Et cette grande épée dorée qui lui bat sur une jambe faite comme au tour !

— Quel beau petit couple ! reprenait la première, en montant encore d’un demi-ton. Et dire qu’il y aura quarante ans à la Saint-Michel que mon pauvre défunt Thomas me menait aussi à l’autel ! Jésus-Seigneur, que le temps passe vite… et le bonheur aussi !

— Dites-donc, la mère, fit un boiteux qui aimait à rire, vous ne deviez pas être mal, il y a quarante ans ?

— Non, blanc-bec, je n’étais pas mal, en effet. Quand Julie Chevrette sortait endimanchée de la grand’messe, entre deux rangées d’amoureux, qui attendaient à la porte une chance de la reconduire, ce n’est pas sur toi, mal bâti, qu’elle aurait jeté les yeux !

Et la vieille se redressait comme si les rides semi-séculaires que le temps avait creusés dans sa figure n’avaient pas remplacé le velouté de ses joues roses de quinze ans.

Les voisines rirent aux éclats, et le boiteux confus allait s’éloigner clopin-clopant, lorsqu’un frémissement passa sur la foule avec ce murmure unanime :

— La voilà !

Les cous ridés s’allongèrent, et pour un moment les langues s’arrêtèrent dans les bouches entr’ouvertes, pour ne laisser rien perdre de la scène aux yeux qui se fixaient impatients sur l’entrée de la petite église.

M. le bedeau, avec sa longue robe noire, à parements et à retroussis de couleur écarlate et sa baguette d’ébène cerclée d’argent, venait d’ouvrir la grande porte pour laisser passer un cortège nuptial.

Radieux et donnant le bras à la mariée, Raoul de Beaulac marchait en tête. Les commères avaient raison. Il portait galamment son brillant costume d’officier, notre héros. Et plus d’une vieille qui sentait à sa vue renaître en elle l’ardeur de sa jeunesse, depuis maintes années envolée sur les ailes du temps, enviait le sort de la jeune femme qui, tendrement suspendue au bras de son nouvel époux, tenait baissées ses noires prunelles dont les longs cils bruns projetaient leur ombre sur ses joues colorées du plus vif incarnat.

Suivaient M. de la Roche-Beaucourt qui avait accompagné Raoul à l’autel, et Lavigueur dont les galons de sergent de cavalerie couraient sur un habit tout reluisant et constataient son nouveau grade. Dans sa gratitude envers le brave homme qui l’avait adoptée mourante, par une froide huit d’hiver, sur le seuil de l’intendance, Berthe avait voulu que Jean Lavigueur lui servit encore une fois de père, Raoul ne s’était certes pas refusé à cette délicate attention. Aussi, Lavigueur ne se sentait-il pas d’orgueil et de joie ; et sa femme, qui avait assisté à la cérémonie dans un coin de la chapelle, avait pleuré de bonheur, tout le temps qu’avait duré la messe nuptiale, en contemplant tour à tour la belle mariée, sa fille d’adoption, et Jean, son

  1. « L’église cathédrale a été entièrement consumée. Dans le Séminaire, il ne reste de logeable que la cuisine où se retire le curé avec son vicaire. L’église de la basse-ville est entièrement détruite ; celles des Récollets, des Jésuites et du Séminaire sont hors d’état de servir sans de très-grosses réparations. Il n’y a que celle des Ursulines où l’on peut faire l’office avec quelque décence. » Lettre de Mgr de Pontbriand au ministre.