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Page:Marmontel - Mémoires de Marmontel - M. Tourneux, Lib. des biolio., 1891, T3.djvu/19

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donné tout ce que la culture peut ajouter dans l’âme à un excellent naturel. Le sentiment en elle étoit parfait ; mais, dans sa tête, la pensée étoit souvent confuse et vague. Au lieu d’éclaircir ses idées, la méditation les troubloit ; en les exagérant, elle croyoit les agrandir ; pour les étendre, elle s’égaroit dans des abstractions ou dans des hyperboles. Elle sembloit ne voir certains objets qu’à travers un brouillard qui les grossissoit à ses yeux ; et alors son expression s’enfloit tellement que l’emphase en eût été risible, si l’on n’avoit pas su qu’elle étoit ingénue.

Le goût étoit moins en elle un sentiment qu’un résultat d’opinions recueillies et transcrites sur ses tablettes. Sans qu’elle eût cité ses exemples, il eût été facile de dire d’après qui et sur quoi son jugement s’étoit formé. Dans l’art d’écrire, elle n’estimoit que l’élévation, la majesté, la pompe ; les gradations, les nuances, les variétés de couleur et de ton, la touchoient foiblement. Elle avoit entendu louer la naïveté de La Fontaine, le naturel de Sévigné ; elle en parloit par ouï-dire, mais elle y étoit peu sensible. Les grâces de la négligence, la facilité, l’abandon, lui étoient inconnus. Dans la conversation même, la familiarité lui déplaisoit. Je m’amusois souvent à voir jusqu’où elle portoit cette délicatesse. Un jour, je lui citois quelques expressions familières que je croyois, disois-je,