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Page:Marmontel - Mémoires de Marmontel - M. Tourneux, Lib. des biolio., 1891, T3.djvu/31

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moires, a diffamé les gens qui l’ont le plus aimé. »

À l’égard d’Héloïse, ma femme convenoit du danger de cette lecture ; et ce que j’en ai dit dans un Essai sur les romans n’eut pas besoin d’apologie. Mais moi-même avois-je toujours aussi sévèrement jugé l’art qu’avoit mis Rousseau à rendre intéressant le crime de Saint-Preux, le crime de Julie, l’un séduisant son écolière, l’autre abusant de la bonne foi, de la probité de Wolmar ? Non, je l’avoue, et ma morale, dans ma nouvelle position, se ressentoit de l’influence qu’ont nos intérêts personnels sur nos opinions et sur nos sentimens.

En vivant dans un monde dont les mœurs publiques sont corrompues, il est difficile de ne pas contracter au moins de l’indulgence pour certains vices à la mode. L’opinion, l’exemple, les séductions de la vanité, et surtout l’attrait du plaisir, altèrent dans de jeunes âmes la rectitude du sens intime : l’air et le ton léger dont de vieux libertins savent tourner en badinage les scrupules de la vertu, et en ridicule les règles d’une honnêteté délicate, font que l’on s’accoutume à ne pas y attacher une sérieuse importance. Ce fut surtout de cette mollesse de conscience que me guérit mon nouvel état.

Le dirai-je ? il faut être époux, il faut devenir père, pour juger sainement de ces vices conta-