Page:Martial - Épigrammes, traduction Dubos, 1841.djvu/44

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XXXVIII

Pendant les plus fortes chaleurs, je me plonge dans le Tage au sable d’or ; les eaux glacées du Dircenna et celles de Néméa, plus froides que la neige, apaisent l’ardeur de ma soif. Lorsque arrive décembre blanchi par les frimas, et que la dure saison de l’hiver fait retentir les mugissements du bruyant aquilon, Valisca, la forêt peuplée, m’offre les plaisirs de la chasse : là tombent sous mes coups les daims pris dans les souples filets et les sangliers de la contrée ; ou bien, forçant, à l’aide d’un coursier vigoureux, le cerf plein de ruses, je laisse le lièvre au fermier. La forêt voisine descend pour alimenter le feu de mon foyer, qu’entoure une troupe d’enfants pauvrement vêtus. Alors j’invite le chasseur qui passe ; et le voisin, entendant ma voix, me fait raison le verre à la main. Chez moi point de chaussure à lunule, point de toge, point de vêtement de pourpre répandant leur forte odeur ; le sale Liburnien, l’importun client et le protecteur impérieux évitent ma demeure ; nul créancier n’interrompt mon sommeil, et je puis dormir toute la grasse matinée.

Enfin ma femme est bonne et tranquille ; elle m’aime, elle admire mon esprit, et elle écoute mes vers.

Et pourtant, cher Sextus, te l’avouerai-je ? il y a des moments où tout ce bonheur me pèse. Ingrat que je suis, je calomnie ma sécurité présente, je regrette Rome et ses heureuses misères ! Par exemple, si tu savais, mon ami, quelle rencontre je fis hier !

Ne le dis à personne ; ne montre ma lettre à qui que ce soit dans cette Rome remplie de délateurs ! Il y va de ma liberté, et peut-être d’une vie plus précieuse que la mienne. Hier donc, j’étais sur le devant de ma porte, à l’ombre de ma vigne, pensant à Rome et aux poètes de Rome, quand soudain je vis défiler devant moi une cohorte de jeunes soldats romains. A la suite de cette cohorte venait au pas un vieux centurion. Ses cheveux, blanchis par l’âge, flottaient au gré du vent sous le casque qui chargeait sa tête ; sa main vénérable avait peine à tenir une lourde épée, tout son corps en sueur pliait sous cette armure pesante ; on eût dit un homme condamné au dernier supplice. La démarche de ce vieillard était tremblante ; sa tête était noble et imposante. Arrivé devant moi, et pendant que ses soldats poursuivaient leur chemin, il s’arrêta debout, et, s’appuyant sur son épée, il déclama, en me regardant, ce vers du poète de Mantoue qui est devenu le mot d’ordre de tous les malheureux proscrits dans ce monde romain soumis à tant de tyrannie :