Page:Martin du Gard - Le Cahier gris.djvu/153

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Ses yeux se mouillèrent tout à coup. Il poursuivit, sans lier les idées : « Toi, tu es élevé d’une autre manière. D’abord, tu es externe, tu vis déjà comme Antoine, tu es presque libre. C’est vrai que tu es raisonnable, toi », remarqua-t-il d’un ton mélancolique.

— « Et toi, non ? » fit Daniel avec sérieux.

— « Oh, moi », reprit Jacques en fronçant les sourcils, « je sais bien que je suis insupportable. Ça ne peut pas être autrement. Ainsi, tiens, j’ai des colères, quelquefois, je ne connais plus rien, je casse, je cogne, je crie des horreurs, je serais capable de sauter par la fenêtre ou d’assommer quelqu’un ! Je te dis ça pour que tu saches tout », ajouta-t-il. Et il était visible qu’il éprouvait une sombre jouissance à s’accuser. « Je ne sais pas si c’est de ma faute, ou quoi ? Il me semble que si je vivais avec toi, je ne serais plus le même. Mais ce n’est pas sûr…

« À la maison, quand je rentre le soir, si tu savais comme ils sont ! » continua-t-il, après une pause, en regardant au loin. « Papa ne m’a jamais pris au sérieux. À l’École, les abbés lui disent que je suis un monstre, par lèche, pour avoir l’air de se donner beaucoup de mal en élevant le fils de M. Thi-