Page:Maurice Denis Théories (1890-1910)-1920.djvu/231

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
217
le renoncement de carrière

ronnantes, aveu de passion et d’orgueil. J’aime que Rouault s’exténue à décrire avec des accents tragiques, sanguinolents et sourds, la laideur des prostituées : malgré les titres qu’il donne à ses toiles, je ne le trouve ni licencieux, ni littéraire, et sa cruauté m’impressionne. Mais je n’ai qu’indifférence pour les peintres, hélas ! médiocrement peintres, et trop nombreux, hélas ! qui sur une toile ou sur un carton laissent tomber sans grâce quelques gouttes d’essence, quelques traits de pastel, une suprême nuance, un accord inédit, et c’est tout ! et qui nous présentent dans un cadre ce rien précieux avec toute la suffisance du génie.

Trop de belles couleurs sont sans âme, trop de belles formes manquent de vie : ni émotion ni amour de la nature. J’en viens à penser que nos joies et nos douleurs valent mieux que toutes les fausses sciences et les vaines théories. « Courage ! et mettons de tout ça dans la peinture ! » écrivait Corot, à propos d’une maladie, d’une souffrance qu’il supportait chrétiennement comme une épreuve (lettre à Auguin, 6 janvier 1875). Et il disait encore : « J’interprète avec mon cœur autant qu’avec mon œil. » Et quel œil ! cependant fut-il jamais un peintre plus peintre que Corot ? N’est-ce pas en lui qu’on trouve le mieux avec le plus de variété, d’abondance et de spontanéité, la « pure substance picturale » ? Rien de moins littéraire que cette œuvre sur laquelle on a pu faire d’ailleurs tant de littérature. Or, dans ses études les plus directes d’après nature, dans ses figures d’après le modèle prosaïquement costumé ; qu’il peigne une usine, un arbre ou le motif le plus quelconque, — il n’y a rien où n’apparaisse son âme, sa belle âme d’idéaliste et de croyant. C’est qu’il mettait de « tout ça » dans sa peinture. Dans le livre si fervent de M. Moreau-Nélaton, monument définitif élevé à la gloire du Maître, on aperçoit, au cours du récit de cette noble existence, l’intime correspondance entre la vie de l’homme et son œuvre, entre ses qualités morales, sa simplicité, sa bonhomie, sa hauteur d’âme et la poésie de ses tableaux. Tout peintre qui n’est pas en quelque façon poète est un mauvais peintre. Il faut peindre comme Corot, avec les yeux et avec le cœur. Et peut-être vaudrait-il mieux que la Raison restât plus souvent derrière la toile.