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Page:Maurice Leblanc (extrait L’homme à la peau de bique), 1999.djvu/12

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est-il revenu sur le lieu de l’accident ? Pourquoi avoir jeté là sa fourrure, puis un autre jour sa casquette, puis un autre jour ses lunettes ?

Anomalies, actes inutiles et stupides.

Pourquoi, d’ailleurs, avoir emmené cette femme blessée, moribonde, sur ce siège d’automobile où tout le monde pouvait la voir ? Pourquoi cela au lieu de l’enfermer à l’intérieur, ou de la jeter morte, en quelque coin, comme on avait jeté l’homme sous les ronces de la rivière ?

Anomalie. Stupidité.

Tout est absurde dans l’aventure. Tout y dénote le balbutiement, l’incohérence, la gaucherie, la bêtise d’un enfant, ou plutôt d’un sauvage imbécile et forcené, d’une brute.

Regardez la bouteille de cognac. Il y avait un tire-bouchon (on l’a retrouvé dans la poche de la fourrure). Le meurtrier s’en est-il servi ? Oui, les traces de tire-bouchon sont visibles sur le cachet. Mais le geste était trop compliqué pour lui. Il a cassé le goulot avec une pierre.

Toujours des pierres, notez ce détail. C’est la seule arme et le seul instrument qu’emploie cet individu. C’est son arme habituelle, c’est son instrument familier. Il tue l’homme avec une pierre, la femme avec une pierre, et il débouche les bouteilles avec une pierre.

Une brute, je le répète, un sauvage forcené, détraqué, rendu fou subitement. Par quoi ? Eh ! morbleu, justement par cette eau-de-vie, qu’il a avalée d’un coup, tandis que le conducteur de l’auto et sa compagne déjeunaient dans la prairie. Il est sorti de la limousine, au fond de laquelle il voyageait couvert d’une peau de bique et coiffé d’une casquette, et il a pris la bouteille, et il l’a brisée, et il a bu. Voilà toute l’histoire. Ayant bu, il est devenu fou furieux, il a frappé au hasard, sans raison. Puis, saisi d’une peur instinctive, craignant l’inévitable châtiment, il a dissimulé le cadavre de l’homme. Puis, idiotement, il a enlevé la femme blessée et il s’est enfui. Il s’est enfui dans cette automobile qu’il ne savait pas manœuvrer, mais qui, pour lui, représentait le salut, l’impossibilité d’être rattrapé.

— Mais l’argent ? me direz-vous. Le portefeuille volé ?

— Eh ! qui vous dit que c’est lui le voleur ? Qui vous dit que ce n’est pas tel chemineau, tel paysan attiré par l’odeur du cadavre ?

— Soit, soit, objectez-vous encore, mais on l’eût retrouvée, cette brute, puisqu’elle se cache aux environs mêmes du tour-