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besoin de faits nouveaux

sans presque le regarder. Avant 1914, le russe devenait à Tiflis la langue commune. Mais on n’a jamais indiqué par quels procédés, par quels intermédiaires. Le besoin d’avoir une langue commune dans une ville où vivaient côte à côte des gens dont la langue maternelle était le géorgien, l’arménien, le turc, le russe et bien d’autres idiomes encore, poussait à l’emploi du russe pour lequel travaillaient l’école et l’administration et qui avait le prestige d’apporter la civilisation. Mais tel menu trait de mœurs pouvait y contribuer largement : les femmes arméniennes ne se plaçaient pas comme servantes, et les familles arméniennes aisées avaient à leur service des femmes russes, notamment pour élever les enfants ; le russe devenait ainsi, pour nombre de petits Arméniens, surtout dans les familles les plus considérées, les plus influentes, une langue maternelle.

Le berbère, ancienne langue du pays, et l’arabe, langue des envahisseurs qui ont apporté l’islamisme, coexistent dans les territoires coloniaux de l’Afrique du Nord administrés par la France. L’arabe, qui est la langue de la religion et une grande langue littéraire, tend, au moins en Algérie, à éliminer le berbère, qui n’est qu’un ensemble de parlers locaux. En revanche, les populations islamiques, fidèles à leur religion et à leurs traditions, n’acceptent de la civilisation européenne que certains de ses éléments matériels ; elles n’adoptent donc pas le français en dehors de certaines nécessités extérieures. Les progrès de la civilisation qu’amène une administration européenne se trouvent dès lors pousser à l’abandon du berbère et à la généralisation de l’arabe, si bien que la domination française travaille sans le vouloir consciemment à étendre le domaine de l’arabe.