Page:Mercier - L’Habitation Saint-Ybars.djvu/10

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se douta qu’elle avait affaire à un étranger, et elle reprit en bon français :

« Ce sont des nègres à vendre, Monsieur.

« Ah ! » fit l’inconnu, et il ne demanda plus rien. Il y avait bien des choses dans ce simple ah ! La négresse n’y vit qu’une expression de surprise banale ; quant à celui qui l’avait prononcé, il n’eut pas le temps d’analyser son impression : sa vue était déjà fixée sur quelqu’un qui s’approchait, tenant par la main une petite demoiselle de treize à quatorze ans.

L’homme qui venait était un louisianais de vieille souche, un type de l’aristocratie créole. D’une taille élevée, il paraissait encore plus grand par sa manière de tenir sa tête haute et même un peu jetée en arrière comme s’il eût regardé un objet placé à l’horizon. Mince, bien fait, élégamment vêtu à la dernière mode, il marchait avec une désinvolture où se lisait, au premier coup d’œil, l’estime de soi-même et l’habitude du commandement. En l’apercevant, le jeune étranger se dit intérieurement :

« A-t-il l’air fier, celui-là !… le grand roi Assuérus, dans toute sa gloire, ne marchait pas plus superbement. »

La fillette avait un costume qui lui allait à ravir ; mais elle était si jolie et elle avait une physionomie si remarquable, que l’attention du jeune français se concentra exclusivement sur son visage. Elle avait la peau d’une blancheur mate, et les lèvres d’un rose vif. Ses yeux, d’un noir foncé et velouté, rayonnaient d’un éclat doux et tranquille qu’un poète aurait volontiers comparé à celui d’une belle nuit d’été ; ils révélaient un cœur sensible, une âme recueillie et profonde. Elle eût paru trop sérieuse pour son âge, sans le sourire, charmant de candeur et de bonté, qui se dessinait aux coins de sa gracieuse petite bouche, dès qu’elle parlait.

Le louisianais entra chez le marchand d’esclaves ; celui-ci leva les yeux vers le plafond, soupira de satisfaction, et s’inclinant respectueusement :

« Monsieur Saint-Ybars, dit-il, je suis heureux de vous voir. Vous tombez bien : j’ai deux lots magnifiques,