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Page:Mercier - L’Habitation Saint-Ybars.djvu/210

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il pressait affectueusement les mains de Blanchette dans les siennes et sur son cœur. Blanchette eut à peine assez de force pour lui répondre.

« Parrain, cher bien-aimé parrain, dit-elle, ce que j’en fais c’est par affection pour vous ; je vois bien maintenant qu’étant votre femme, je serais une source de malheurs pour vous. Vous avez vécu longtemps en Europe, vous avez oublié les préjugés du pays ; plus tard vous me rendrez justice, mon bon parrain. Ah ! il m’en coûte beaucoup de vous faire de la peine. Je regrette que ma mère ne m’ait pas laissée dans les bois où je suis née ; je serais moins malheureuse parmi les sauvages, qu’au sein de cette société civilisée qui me traite avec tant de barbarie. Enfin, c’est la destinée ; il faut bien s’incliner devant elle. »

À ce mot destinée, la raison de Démon se révolta ; son penchant à la superstition disparut dans l’éclair du bon sens.

« La destinée ! la destinée ! s’écria-t-il ; je reconnais bien là le langage de ma tante et de mes cousines. Tu te trompes, Blanchette ; tu appelles destinée ce qui n’est que l’effet de l’injustice humaine. Ne dis plus que nous succombons sous le poids de la fatalité. Le destin n’a rien à faire ici ; le bourreau qui nous sépare est le fils de l’orgueil et de l’ignorance ; il n’existe pas dans la nature, il n’a pas de nom dans l’ordre éternel des choses, il n’en a un que dans le langage des hommes ; il se nomme le préjugé. C’est lui qui autrefois flétrissait la jeune patricienne qui osait aimer un plébéien ; lui, qui livrait au bûcher la jeune juive surprise dans un rendez-vous d’amour avec un chrétien. »

Il y eut un long et douloureux silence. Blanchette courbait la tête comme une condamnée à mort. La colère et le désespoir se disputaient l’âme de Démon ; le désespoir eut le dessus.

« Parrain, dit Blanchette, je suis bien malheureuse ; vous êtes fâché, vous ne parlez plus.

« Ah ! tu regrettes de n’avoir pas grandi dans une tribu sauvage, répondit Démon ; tu as raison ! il y a plus de justice