Page:Mercier - L’Habitation Saint-Ybars.djvu/30

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Vieumaite était, comme son fils, haut de taille, mais un peu courbé ; ce n’était pas le poids de l’âge qui l’inclinait ainsi en avant, mais bien l’habitude de se tenir penché sur ses livres et ses paperasses. Au besoin, il se redressait ; alors, son front était de niveau avec celui de son fils.

Au premier abord, Pélasge ne se rendit pas compte de l’impression extraordinaire que Vieumaite produisit sur lui ; elle tenait à ce que les deux côtés de la figure du vieillard ne se ressemblaient pas. Les peintres et les statuaires, que leur art oblige à étudier alternativement tous les traits du visage, savent très bien que ses deux moitiés ne sont jamais identiques ; mais jamais ni peintre ni statuaire ne vit cette dissemblance poussée aussi loin que chez le père de Saint-Ybars. Elle commençait à la tête : à droite, ses cheveux se dressaient comme une crinière de lion furieux ; à gauche, ils tombaient d’un air éploré sur la tempe et le front. L’œil droit, d’un beau bleu de ciel, était largement ouvert ; il en sortait une lumière vive mais douce. L’œil gauche se voyait à peine entre des paupières demi-closes ; il s’en échappait un rayon mince, froid, pénétrant. À droite, les lèvres étaient prononcées et bien veillantes ; à gauche, elles étaient fortement tirées en bas, exprimant la défiance ; cette expression de défiance était d’autant plus accusée, que le vieillard avait la singulière habitude de tenir entre ses dents, de ce côté, une petite branche de cyprès dont le poids augmentait l’abaissement de sa bouche. Fait curieux, Vieumaite ne regardait jamais que d’un côté ; du côté droit, si on lui plaisait et s’il avait confiance ; du côté gauche, quand il se tenait sur ses gardes, ou quand il n’aimait pas la personne placée devant lui.

Les nègres, on le sait, ne laissent jamais passer inaperçues les particularités physiques ou morales de leurs maîtres ; ils les désignent toujours par quelque mot bien approprié. Sur l’habitation Saint-Ybars, les esclaves appelaient la moitié droite du visage de Vieumaite le côté de soleil ; la moitié gauche le côté de l’ombre. Quand ils le voyaient venir, ils disaient, selon les circonstances, avec la précision du langage créole : « Coté soleil ou coté lombe apé vini. »