Page:Mercier - L’Habitation Saint-Ybars.djvu/44

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elle n’aurait d’autre enfant. L’Alsacien employa tous les arguments que pouvaient lui suggérer son esprit et son cœur, pour la faire revenir sur sa résolution : mais il n’y réussit pas. Pendant les dix années qui s’écoulèrent entre la naissance des jumeaux et l’arrivée de Pélasge sur l’habitation, d’autres hommes firent des avances à Mamrie ; elle les repoussa toutes, sans rudesse mais sans hésitation. Elle aurait cru commettre une sorte de sacrilège, si elle eût détourné, au profit d’un autre, une parcelle de l’amour qu’elle avait voué à ses nourrissons, surtout à ce cher petit Démon dont elle était plus fière que Mme Saint-Ybars elle-même. Tout son être pensant et aimant finit par se concentrer exclusivement sur lui ; il devint sa vie, le but de toutes ses préoccupations, l’objectif de toutes ses espérances ; le jour, elle n’avait d’autre bonheur que de le voir, de suivre ses mouvements, de l’entendre parler, de le caresser, de le gâter de mille manières ; dans son sommeil, si elle rêvait, il était toujours pour quelque chose dans ses songes. Elle s’intéressait plus que personne à ses études ; elle conservait précieusement, dans une armoire, ses habits et son linge à mesure qu’ils devenaient trop petits, ainsi que les jouets de sa première enfance et le livre dans lequel il avait appris à lire.

Au contact de Mme Saint-Ybars et de ses filles, l’intelligence de Mamrie avait pris un développement remarquable. Quoiqu’elle se servit du patois créole, en s’adressant à sa marraine et aux enfants, elle parlait très bien le français ; elle savait lire et écrire. Comme elle avait la voix juste et d’un timbre touchant, Mlle Nogolka, à ses heures perdues, lui avait appris à chanter au piano. Elle retenait les airs avec une facilité que les demoiselles Saint-Ybars lui enviaient ; quand elles avaient de la peine à rendre quelque phrase de grand opéra, elle leur donnait la note comme en se jouant.

Chez Saint-Ybars, comme chez tant d’autres possesseurs d’esclaves, on commettait une singulière inconséquence. On lisait, en présence des domestiques, des ouvrages dans lesquels il est souvent question des droits de l’homme ;