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Page:Mercier - L’Habitation Saint-Ybars.djvu/45

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on laissait traîner ça et là un volume de Voltaire ou de Rousseau, un roman d’Eugène Sue, in poème de Lamartine ou de Victor Hugo, les chansons de Béranger, la Némésis de Barthélemy, et tant d’autres œuvres propres à éveiller le sentiment de la liberté chez ces êtres à qui un abus de la force matérielle, transformé en loi, avait ôté l’autonomie de leur personne.

Mamrie savait, aussi bien que personne, à quoi s’en tenir au sujet de l’esclavage ; mais elle se trouvait heureuse chez ses maîtres. Cette vieille famille honnête et respectée des Saint-Ybars, elle la considérait comme sienne ; cette maison où elle était née, elle y était attachée comme l’oiseau à l’arbre où est son nid : pour elle sa marraine était une seconde mère qu’elle aimait autant que sa vraie mère ; enfin là, sur cette habitation dont les limites étaient pour elle celles du monde, vivait et croissait l’enfant qui était tout pour elle. Absorbée dans son amour pour lui, elle ne songeait jamais aux vicissitudes de la vie ; elle ne se demandait jamais, si, par suite d’un de ces bouleversements comme la mort en produit dans les familles, elle n’était pas exposée à passer, au moment où elle s’y attendrait le moins, dans des mains qui lui feraient sentir les chaînes de la servitude. Non, Mamrie ne songeait à rien de semblable ; elle s’abandonnait sans restriction, passionnément, aveuglément, à son amour pour Démon, et elle se fiait naïvement au cours de la vie.

Si Mamrie savait aimer, elle savait haïr aussi. Elle exécrait Mlle Pulchérie et M. Héhé. Elle se taisait sur le compte de la vieille demoiselle, parceque celle-ci tenait par le sang à la famille, et que tout ce qui était Saint-Ybars était sacré pour Mamrie ; mais quant à M. Héhé, à qui elle ne pardonnait pas d’avoir une piètre opinion de l’intelligence de Démon, elle faisait ressortir ses ridicules avec une malice qui amusait beaucoup ses maîtres. Elle disait souvent qu’il y avait plus d’esprit dans le petit doigt de Démon que dans toute la grosse personne de M. Héhé ; et que, de même qu’il n’y a pas d’animal plus bête que l’araignée ôtée de sa toile, il n’y avait pas d’homme plus sot que M. Héhé en dehors de son grec et de son latin.